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SAREIN
Debout dans la tribune au côté du président Wenceslas, Sarein percevait l’euphorie de la foule, qui attendait la croisière nuptiale. Tous se réjouissaient – tous, sauf Basil. Ce dernier était plus distant, ses manières plus abruptes que d’habitude.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit-elle à voix basse tout en souriant à l’intention d’éventuels spectateurs.
Une fanfare jouait une variation de la symphonie du mariage royal. Le joyeux tumulte formait une clameur ininterrompue.
Le président la regarda, les traits contractés malgré lui, comme si la présence de la jeune femme le gênait. Un bref instant, elle eut l’impression de voir un étranger. Il dit enfin :
— Certains problèmes n’auraient jamais dû advenir. Nous sommes tous censés appartenir au même camp, et cependant la moitié de nos échecs résultent de maillons faibles. (Il se tourna vers le Canal royal.) C’est inadmissible.
Des dirigeables chargés de personnalités survolaient le Palais des Murmures, leur offrant une vue imprenable sur le canal qui serpentait, paresseux, à travers le Quartier du Palais. Des présentateurs annoncèrent que le yacht et son escorte étaient prêts à être lancés.
Des fleurs et des fougères recouvraient l’esplanade. Les jardiniers s’étaient évertués à rendre la verdure luxuriante, car ils voulaient que la jeune reine née sur Theroc se sente comme chez elle.
Des vendeurs de souvenirs et de friandises sillonnaient la foule ou montaient des stands. Sur des plates-formes flottantes, des agents du Palais lançaient à la volée des poignées de pièces commémoratives, dont le recto représentait Peter et Estarra, et le verso, le symbole de la Hanse.
Le Pèrarque de l’Unisson, dont l’image était projetée tout autour de la place, donna de nouveau sa bénédiction au couple royal, puis lança le signal du commencement du Festival de la Lune de miel.
Bien que l’on ait déjà passé la foule au crible et confisqué tout ce qui pouvait passer pour une arme, des hydroglisseurs militaires effectuèrent un dernier contrôle le long du canal. Ce n’étaient pas de simples soldats qui les pilotaient, car ils accomplissaient des manœuvres acrobatiques, projetant dans les airs de superbes panaches d’eau.
Sarein se rapprocha de Basil. Il fixait le canal au lieu de regarder en direction du Palais, d’où le yacht émergeait en cet instant même. Ses fanions et ses banderoles battaient dans un fabuleux éventail de couleurs.
Le roi Peter et la reine Estarra se tenaient à la proue. Ils saluaient fièrement la multitude, revêtus de leur toilette la plus extravagante. La foule sifflait et applaudissait l’arrivée du navire royal. Sarein ressentit la sincère adoration populaire à l’endroit de sa sœur et de Peter, et cette ardeur fit vibrer sa poitrine. Les citoyens de la Hanse s’étaient rassemblés pour soutenir leur monarque. Leur bien-aimé Vieux roi Frederick avait péri au tout début de cette guerre ; à présent, ils se tournaient vers Peter dans l’espoir d’un miracle.
Peu avant, le roi, accompagné par Estarra, avait fait mine d’aborder Basil. Tous deux étaient impeccablement costumés pour la fête, et se montraient même empressés. Ces derniers temps, Peter s’était très bien tenu, et Sarein supposait que la mise en garde qu’elle avait délivrée à sa sœur avait porté ses fruits. Elle avait salué le roi cérémonieusement. Elle était heureuse pour sa sœur, même si une part d’elle-même restait persuadée qu’elle aurait pu être choisie comme reine.
« Basil, j’aimerais vous inviter, avait dit Peter en souriant. Bien que je sois la figure de proue de la monarchie, c’est vous le président de la Ligue Hanséatique terrienne. Vous prenez les décisions et faites marcher les affaires dans le Bras spiral. Vous devriez festoyer à nos côtés. »
Basil lui avait lancé un regard suspicieux, mais le jeune roi avait semblé plein de sincérité lorsqu’il avait insisté :
« La reine Estarra et moi-même souhaiterions beaucoup que vous vous joigniez à nous à bord du yacht pour le Festival de la Lune de miel. Vous prendriez place à la poupe tandis que nous nous tiendrions en proue. »
Il avait fallu un moment à Basil pour recouvrer son sang-froid.
« Ce ne serait pas très sage, en ce moment.
— Pourquoi pas ? avait répliqué Estarra d’un ton suave. Vous seriez notre invité honoraire. Ce serait une délicieuse façon de montrer le lien qui existe entre le président de la Hanse et le roi. »
Sarein avait discerné de la gêne chez Basil.
« Je ne pense pas, avait-il dit. L’organisation est définitive, et vous, Peter, avez déjà suffisamment dérangé les chargés du protocole, ces dernières semaines.
— Oh, ils s’en remettront, avait rétorqué Peter dans un éclat de rire. Allez, venez avec nous. Qu’avez-vous à perdre ?
— S’il vous plaît, monsieur le Président », avait renchéri Estarra.
Sarein s’était demandé la raison des réticences de Basil. Cette nouvelle attitude accommodante était exactement ce que Basil avait affirmé attendre du roi.
« C’est une proposition parfaitement raisonnable, Basil, lui avait-elle soufflé. Pourquoi ne pas y réfléchir ?
— J’ai dit non, avait-il lancé en se raidissant. Maintenant, allez vous préparer.
— Venez avec moi, Estarra. Basil déteste que l’on change le planning. »
Affichant sa déception – peut-être un peu trop, avait songé Sarein –, Peter avait offert son bras à la reine. Ils étaient partis, et Sarein avait cru entrevoir une expression curieuse sur le visage du président…
Vêtue d’une splendide robe theronienne teintée d’une grande variété de verts, Sarein se tenait au côté de Basil alors que des représentants de la Hanse les rejoignaient à la tribune.
Le yacht royal descendait le canal sans se presser, de sorte que chacun puisse applaudir, prendre des photos, voire s’attirer un regard du roi. D’après ce que Sarein pouvait constater, tout se déroulait à la perfection.
Basil n’en demeurait pas moins extrêmement tendu.
Une escouade de gardes du palais fendit la foule afin de ménager un passage à Nahton jusqu’à la tribune. L’un d’eux aidait ce dernier à porter son surgeon en pot. Le prêtre Vert se pressait, en proie à la panique. Les officiels s’écartèrent pour le laisser passer. Il prit la parole d’une voix trop aiguë, non pas du fait de l’effort qu’il avait fourni, mais à cause de la nouvelle qu’il apportait :
— Les hydrogues attaquent Theroc ! En ce moment même ! Ils anéantissent la forêt-monde.
Sarein se couvrit la bouche, incrédule. Sa planète ! Theroc !
Basil se reprit et réclama des détails. Nahton raconta en quelques mots comment les hydrogues abattaient méthodiquement les arbremondes. Plusieurs villes étaient d’ores et déjà annihilées.
— Les gens se sont enfuis au cœur de la forêt, mais même là ils ne sont pas à l’abri. Les arbremondes ont réagi, sans succès. Père Reynald requiert de l’aide. Pouvons-nous dépêcher les Forces Terriennes de Défense ?
Basil regardait le prêtre Vert sans le voir, comme s’il hésitait quant à la décision à prendre. Folle d’inquiétude, Sarein lui saisit la manche.
— Combien de vaisseaux peux-tu envoyer ? Pourquoi hésites-tu ?
Il la regarda en fronçant les sourcils, mécontent d’avoir été interrompu dans ses réflexions.
— Sarein, si nous connaissions un quelconque moyen de défense contre les hydrogues, voilà longtemps que nous l’aurions utilisé. À quoi bon mener une opération qui ne rime à rien ?
Une vague de frustration et de dégoût s’abattit sur elle.
— Qui ne rime à rien ? Tu as offert à mon peuple la protection de la Terre. Dix-neuf prêtres Verts se sont engagés dans les FTD, et ma sœur a épousé le roi. (Changeant son fusil d’épaule, elle usa d’un argument de poids :) Si la forêt est détruite, tu ne disposeras plus du télien.
Le président opina vivement.
— Très bien. Nahton, contactez les prêtres à bord de nos vaisseaux. Envoyez ceux qui naviguent près de Theroc, à vitesse maximale. (Il regarda Sarein.) Je doute qu’ils arrivent à temps. Et quand bien même, vous n’ignorez pas le peu d’efficacité de notre armement face aux hydrogues.
— Clydia signale que ses vaisseaux naviguent à moins d’une journée de Theroc, annonça Nahton. C’est la plus proche.
— Une journée ? s’exclama Sarein. Il sera trop tard ! Vous savez avec quelle rapidité les hydrogues ont décimé Corvus.
— Envoyez-les tout de même, ordonna Basil. À moins que tu aies une meilleure idée, Sarein ?
La jeune femme se rappela à quel point elle avait voulu quitter Theroc, et quel mépris elle avait manifesté envers le provincialisme de ses parents et leur refus de s’ouvrir au commerce avec la Hanse. À présent cependant, elle ne songeait qu’à la destruction de la forêt-monde, aux souffrances de sa famille… Avait-elle déjà perdu ses parents ou ses grands-parents ? sa petite sœur Celli ? son frère Reynald ?
— Il faut arrêter le Festival de la Lune de miel, dit-elle. Nous devons informer le roi Peter – et surtout ma sœur. Notre famille est en danger.
Basil grimaça.
— Non. La parade doit continuer comme prévu. Nous diffuserons la nouvelle au moment propice. Nous pouvons remettre cela à plus tard.
— Estarra doit savoir !
— Laisse-lui ce moment de tranquillité et de bonheur. Elle a un rôle à jouer. On ne peut pas l’interrompre comme cela.
Sarein lui saisit de nouveau le bras, froissant son beau costume.
— Basil, nous avons déjà perdu Beneto sur Corvus. À présent, Reynald affronte les hydrogues. Mes parents auront peut-être péri d’ici à quelques minutes. Comment pourrai-je en supporter davantage ? Fais preuve d’un peu de compassion.
— Et toi, d’un peu de bon sens. C’est la guerre. Des gens meurent. (Basil la regarda dans les yeux.) Il faut que tu apprennes à supporter tous les malheurs qui te frapperont, Sarein. Peut-être vaut-il mieux que tout se produise en même temps, de sorte que tu puisses passer à autre chose.
Sarein plissa des yeux pleins de méfiance. Basil continuait de regarder le yacht royal qui passait devant la tribune. Peter, un bras passé autour d’Estarra, ne manqua pas d’adresser un signe au président. Basil répondit à son geste avec raideur.
— Que veux-tu dire ? demanda Sarein, de nouveau assaillie par la peur.
Le yacht approchait d’un coude. Sans répondre, Basil agrippa la rambarde de la tribune. Sarein redoutait ce qui se cachait sous son insinuation.
— Tu n’attendrais pas un « accident », Basil ? Qu’est-ce que tu as fait ?
Cependant, la croisière nuptiale se poursuivait sans incident. Le roi et la reine jouaient parfaitement leur rôle. Le navire évoluait paisiblement.
— Rien, répondit Basil, et ses épaules s’affaissèrent – même si Sarein n’avait rien vu qui puisse susciter une telle réaction. Rien n’arrivera, bien sûr. Aucune tragédie, aucun accident. Tout est sous contrôle.
Le visage attentif, il observa le cortège qui s’étirait le long du Canal royal.
Nahton continuait de rapporter en détail la terrible destruction de Theroc. Tandis que Sarein écoutait, les larmes aux yeux, Basil semblait à peine l’entendre, tout entier absorbé par la catastrophe secrète qui venait de le frapper.