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ZHETT KELLUM

Vue du halo cométaire, Osquivel n’était guère plus qu’un point de lumière paisible. Les anneaux, véritable merveille de la nature, projetaient une bande d’ombre sur l’équateur de la géante gazeuse. Des planétésimaux de glace réfléchissaient les rayons dorés du soleil. Les chantiers spationavals – usines, hauts fourneaux, cales de radoub – brillaient eux aussi de tous leurs feux.

Zhett Kellum doutait qu’ils reprennent un jour une activité normale. Mais les Vagabonds avaient l’habitude de surmonter obstacles et difficultés ; ils regardaient vers le futur au lieu de se complaire dans les tragédies passées. Que le Guide Lumineux lui en soit témoin, elle savait que son peuple avait pourtant des raisons de se plaindre.

Les premières usines à redémarrer furent celles de l’extraction cométaire. Dès que les Vagabonds eurent émergé de leurs terriers, Del Kellum envoya une équipe dans la ceinture de Kuiper. Réactiver tous les chantiers spationavals réclamerait beaucoup de travail, mais le traitement des comètes générait déjà le carburant interstellaire dont ils avaient tant besoin.

Zhett redescendait vers les anneaux d’Osquivel avec la première cargaison d’ekti : une quantité symbolique, mais qui mettrait du baume au cœur des ouvriers exténués. Déjà, un cargo faisait route pour l’embarquer. Dans le Bras spiral déchiré par la guerre, chaque goutte comptait.

Aux commandes de son vaisseau, Zhett laissait traîner une oreille sur la fréquence générale. Les messages, ordres et mises à jour des équipes s’entrecroisaient. Les anneaux étaient devenus une vraie ruche. On venait récupérer des poutrelles et des sas au milieu des débris rocheux, là où on les avait amarrés, puis on réassemblait les docks morceau par morceau. On retrouvait des éléments massifs de vaisseaux inachevés, et on travaillait nuit et jour pour regagner le terrain perdu.

Certains Vagabonds avaient dit à Del qu’il serait plus simple d’aller installer les chantiers spationavals ailleurs, de dénicher une autre ceinture d’astéroïdes et de repartir de zéro.

Zhett n’avait jamais vu son père si énervé.

« Tout abandonner ? avait-il rugi. Après s’être démenés comme des damnés à rameuter tout le monde, à camoufler chaque installation, à protéger notre travail et nos investissements… On a vu les Terreux se faire étendre, on a récupéré leurs épaves… et maintenant qu’on est en bonne voie de recouvrer notre niveau de production, vous voulez partir ailleurs ? »

Zhett s’était inquiétée d’un retour de l’armée hanséatique. Ce n’était qu’une question de temps. Mais, s’il perdait Osquivel, le clan Kellum serait ruiné.

« Contentez-vous de garder l’œil ouvert », avait dit Del avant de les renvoyer au travail.

À présent, il surveillait les équipes en véritable tyran depuis son centre de contrôle situé au cœur d’un planétésimal évidé.

— Je veux au moins un vaisseau terminé avant la fin de la semaine, dit-il. Si vous y parvenez avant, il y aura un bonus pour chaque membre de l’équipe.

Une voix moqueuse grésilla à la radio :

« Pas de problème, faudra juste que je fasse sauter mes pauses café…

— Merdre ! Ici, on tombe déjà d’épuisement, lança un autre ouvrier. Autant apprendre à travailler en dormant.

— Voulez-vous savoir ce que j’aimerais ? répliqua Del. Que ce soit l’un de nos propres vaisseaux qui livre la prochaine cargaison d’ekti à Rendez-Vous. »

Zhett ouvrit son transmetteur, les surprenant tous.

« Salut ! Z’avez intérêt à vous activer – j’ai justement de l’ekti avec moi. »

Durant le trajet jusqu’au planétésimal et l’amarrage, elle écouta la litanie des plaintes, des ordres, des rapports… La vie, qui continuait.

Elle marcha d’un pas vif jusqu’à la salle de contrôle. Son père étudiait des rapports sur les usines et les stocks. Des courbes indiquaient les taux de matériaux traités. Sur des écrans annexes figuraient les programmes et les évaluations des projets à venir.

Zhett alla embrasser son vieux père sur sa joue hérissée de barbe.

— Tu vas leur donner des ulcères, papa. Où en est le travail sur les compers qu’on a extraits des épaves des Terreux ?

Kellum pivota pour regarder la baie de chargement ouverte, remplie de bruits et de lumière.

— Nous avons presque achevé de les reprogrammer. On les mettra bientôt en service. Au moins, eux ne se plaindront pas du temps de travail, ajouta-t-il avec un sourire forcé.

Zhett observa les rangées les compers : ils avaient survécu aux explosions et aux décompressions qui avaient tué tant de soldats des Forces Terriennes. Certains étaient tordus et abîmés, d’autres avaient été réparés et astiqués.

— On dirait qu’il y a cinq modèles différents, releva-t-elle. Je n’ai jamais vu ceux qui ressemblent à des soldats.

— Des compers Soldats – parfaits pour les besognes pénibles, si tu veux mon avis. Nous parviendrons facilement à les réparer. Il faudra changer quelques pièces, en démonter d’autres. La Grosse Dinde semble avoir de meilleures compétences que nous en la matière.

Zhett avait déjà travaillé avec des compers dans les chantiers spationavals, mais n’en avait jamais possédé elle-même.

— Nous pouvons apprendre, papa.

— On devra vider leur mémoire, en particulier celle des Soldats, dit Del. Impossible de savoir quel genre de programme les Terreux leur ont implanté. Même les modèles Amicaux et Confidents pourraient posséder un mécanisme de secours. Impossible de s’y fier.

— Nous ne pouvons nous fier à rien, papa. Nous ferons de ces compers des alliés fidèles… avec un peu de bricolage et un peu d’amour !

Del Kellum fit la grimace.

— Ce sera plus facile qu’avec nos prisonniers. Comment pourrait-on reprogrammer les trente-deux Terreux qui se trouvent à l’infirmerie ?

Zhett lui retourna un sourire.

— Peut-être avec la même tactique.

Elle sortit d’un pas élastique.

Dans sa chambre exiguë, Patrick Fitzpatrick III avait récupéré assez de forces pour descendre de son lit. Il regardait avec perplexité l’aquarium mural où des scalaires exploraient sans fin leur univers de poche. Lorsqu’il entendit des pas, il se retourna avec un regard instinctif de méfiance, puis se détendit en reconnaissant Zhett.

— Je vois que vous êtes debout et que vous pouvez marcher.

Elle lui souriait, bien que Fitzpatrick n’ait jamais témoigné d’aucune amabilité à son égard.

— Je me promène dans ma cellule étriquée.

— Moins étriquée que votre module-bouée. J’aurais pu vous laisser flotter dans l’espace, avec votre recycleur d’air à bout de souffle.

— Oui, vous auriez pu. Vous êtes des Cafards après tout.

Elle fronça les sourcils.

— On m’avait toujours parlé de la grossièreté des Terreux, et vous en êtes un parfait exemple. Quiconque possédant un peu de savoir-vivre me remercierait de lui avoir sauvé la vie.

— Cela dépend de ce que vous comptez faire de moi.

— Procédons par ordre. Répétez après moi : « Merci, Zhett, de m’avoir sauvé la vie. »

— Zhett, c’est votre prénom ?

Elle mit ses mains sur les hanches en essayant de conserver un visage amusé.

— Pour un officier, vous avez du mal à suivre les ordres. Comme je le disais : « Merci, Zhett, de m’avoir sauvé. »

— Merci.

— Maintenant, dites-moi à quel point vous appréciez notre hospitalité.

— Arrêtez de me provoquer.

— Et vous, arrêtez de vous cabrer. Vous avez subi une rude épreuve, aussi je vais vous faciliter les choses. Je peux dire que vous êtes confus, désorienté.

— Non, je ne le suis pas.

— D’accord. Vous êtes donc un pauvre type au naturel.

Décontenancé, il lui jeta un regard furieux.

— Écoutez, les hydreux ont détruit ma Manta. J’ignore combien de vaisseaux et d’hommes nous avons perdus, mais nous avons pris une raclée, ça ne fait aucun doute. Je dois retourner sur Terre et rapporter ce qui s’est passé.

— Croyez-moi, ils le savent déjà, dit Zhett. Une grande partie de votre armée s’est échappée. Ils ont fui en abandonnant leurs blessés, sans même essayer de récupérer les modules-bouées. Nous avons dû vous ramasser et vous soigner… Vous tous avez eu une fichue chance que nous vous ayons trouvés, ajouta-t-elle en rejetant ses cheveux bruns en arrière d’un mouvement de tête.

Fitzpatrick plissa les yeux.

— Que faisiez-vous là-bas ? D’après nos documents, Osquivel est un système inhabité. Les hydreux qui ont attaqué Passage-de-Boone revenaient à leur base.

— Désolée, mais je ne peux rien vous dire. La Grosse Dinde nous cause assez de problèmes comme ça. À la moindre occasion, elle essaierait de voler nos produits, de nous écraser sous des tarifs prohibitifs ou d’envoyer les Terreux installer leurs propres administrateurs. Non merci. (Elle retourna à la porte de la chambre.) Je crois qu’il vaut mieux vous recoucher et dormir un peu.

— Attendez ! Combien de soldats ont été sauvés ? demanda Fitzpatrick, manifestement avide de nouvelles.

— Une poignée. Croyez-moi, nous les soignons du mieux que nous pouvons. Ils ne pourraient espérer meilleurs soins.

Fitzpatrick fronça les sourcils en signe de résignation.

— Les médecins de l’armée, eux, n’ont pas la réputation de dorloter leurs malades.

— Il y a beaucoup de choses que vous trouverez agréables chez nous, dit Zhett. Il faut juste être patient.

— Je ne veux pas être patient. Je dois retourner sur Terre.

— Commandant Patrick Fitzpatrick III, votre vaisseau a été détruit, votre équipage a péri, et vous-même êtes porté disparu. Les FTD ont filé d’Osquivel la queue entre les jambes. Personne ne s’attend plus à ce que vous reveniez. Plus jamais.

Zhett partit en se retenant de sourire face à sa stupéfaction. Elle allait laisser le jeune officier méditer là-dessus un moment. Un jour, elle serait peut-être en mesure de lui apprendre quelque talent de Vagabond.

Une forêt d'étoiles
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