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LE ROI PETER
Parfois, lorsqu’il se sentait dépassé par les événements, Peter était convaincu que seul OX lui donnait des réponses franches et totalement objectives.
Debout devant la fenêtre de ses appartements privés, il contemplait le Canal royal.
— Ton avis, OX ? Tu inculques à Estarra les convenances de la cour. Se montre-t-elle bonne élève ?
— Une excellente élève. Elle apprend vite.
— Alors, ce n’est pas ce qui te tracasse. J’ai l’impression d’entendre tes circuits grésiller sous ton crâne.
— J’élabore des hypothèses concernant les compers de modèle Soldat, répondit son comper Précepteur. Cependant, je manque de données pour confirmer mes conclusions. En conséquence, je continue d’établir des scénarios.
Peter lui retourna un sourire emprunt d’ironie.
— En d’autres termes, tu as une intuition, mais tu ne lui fais pas encore confiance.
— C’est une… image qui convient. (Le comper se tut un instant, comme s’il réfléchissait.) J’ai analysé les schémas que nous avons tirés de l’étude de Jorax et introduits dans le processus de fabrication des nouveaux modèles. J’ai remarqué qu’il y avait beaucoup d’éléments… pour le moins ambigus.
— Moi non plus, je ne comprends pas, dit Peter, mais les compers semblent fonctionner correctement. Ils ont passé tous les tests.
— Ils ont peut-être réussi les tests que la Hanse a pu inventer, roi Peter, mais aucun cybernéticien ne comprend réellement les modules qui équipent les Soldats. Au lieu d’étudier leurs principes de fonctionnement, ils se sont contentés de les copier avec l’assistance des robots klikiss. Une telle ignorance laisse augurer de problèmes.
Peter fronça les sourcils, inquiet.
— Mais les Soldats ont été embarqués dans les vaisseaux pour Osquivel. Si tu as la preuve que nous ne comprenons pas les modifications que nous avons apportées, il faut agir vite. La flotte est déjà en route.
— Je n’ai pas la preuve d’un quelconque défaut, roi Peter – seulement des questions. On ne sait rien des capacités réelles de ces Soldats. La programmation klikiss demeure une énigme pour moi. Comme Précepteur, je ne vous ai jamais trop conseillé de mettre en doute ce que vous ne compreniez pas. Je devrais suivre mes propres instructions.
Peter regarda OX.
— Crois-moi, tu n’es pas le seul à douter.
— Mon rôle n’est pas de remettre en cause les décisions du président Wenceslas.
— Mais c’est ton rôle de me donner des conseils avisés. Je crains que le président ne soit pas capable de peser les conséquences objectives d’une technologie inconnue, mais je… lui en parlerai.
Basil Wenceslas devait se rendre sur la base martienne des FTD afin de suivre l’offensive d’Osquivel. Le jour précédant son départ, Peter se hâta jusqu’à la salle du QG de la Hanse où se tenait une réunion de stratégie. Ce n’était qu’une discussion mineure avec des conseillers militaires et économiques, mais Peter fut mécontent que Basil ne l’en ait pas informé. Il était las que l’on fasse aussi peu de cas de lui.
Il prit une grande inspiration et pénétra dans la pièce, droit comme un I.
— Vous pouvez commencer la réunion, messieurs, dit-il, interrompant les conversations. Veuillez m’excuser si je vous ai fait attendre. Je suppose que rien d’important n’a été discuté avant mon arrivée ?
Il toisa le président, et une expression d’irritation traversa le visage de ce dernier. Personne ne lui répondit, mais les conseillers attendirent qu’il ait pris un siège, puis se répartirent autour de la table afin qu’il préside l’assemblée.
— La flotte du général Lanyan atteindra la cible demain matin. Une journée de préparatifs sera nécessaire, et je superviserai l’opération depuis Mars. Des prêtres Verts relaieront les rapports en temps réel – quoi qu’il se passe sur Osquivel.
Un diagramme affiché par Basil indiquait les effectifs de la gigantesque flotte, le nombre de Rémoras et de Mantas pilotés par des compers Soldats ainsi que les grandes lignes de l’attaque, au cas où la tentative de communication de Robb Brindle échouerait.
Peter s’imprégna de toutes ces informations. Son prédécesseur n’avait jamais prêté attention à autre chose qu’à son rôle de cérémonie. Il avait laissé la Hanse se charger de la politique, se contentant d’être son porte-parole. Peter, en revanche, s’y était toujours intéressé. S’il devait s’excuser en public pour les défaites de la Hanse aussi bien que partager la gloire de ses victoires, il méritait d’être mis au courant.
La conversation avec OX lui revint en mémoire, de sorte qu’il déclara :
— Messieurs, je suis préoccupé de la grande confiance que nous plaçons dans les compers Soldats, à un moment si crucial pour nous tous. Le fait que nos cybernéticiens ne comprennent pas totalement les modules logiciels klikiss ne les a pas empêchés de les installer. Cela n’inquiète-t-il personne d’autre que moi ?
Basil le regarda, à bout de patience.
— Peter, soyez assuré qu’il n’existe aucun problème que je n’aie déjà abordé avant vous.
Ses doigts tambourinaient sur la table. Il dut néanmoins remarquer que certains conseillers manifestaient la même inquiétude, car il se résolut en soupirant à livrer une réponse plus détaillée.
— Nous savons que les hydrogues représentent le plus grand danger qui nous menace. Nous savons que les FTD ont été inefficaces dans leur lutte jusqu’à présent. Nous savons que nous n’aurons bientôt plus d’ekti. Dans ces conditions, pouvons-nous nous permettre de ne pas saisir la chance d’accroître notre potentiel militaire et technologique, en se basant sur la peur irrationnelle que les robots klikiss accompliraient quelque sinistre dessein secret ? Nous comptons suffisamment d’ennemis avec les hydrogues, inutile d’en chercher d’autres.
— Je reconnais que la stratégie des FTD n’a guère été payée de retour, monsieur le Président, dit Peter avec un mince sourire. Mais se concentrer sur une menace n’excuse pas de s’aveugler sur une autre.
La colère embrasa brièvement le visage de Basil.
— Que feriez-vous, roi Peter ? Organiser une manifestation en espérant que les hydrogues s’en iront, vaincus par la honte ? Et voilà que vous suivez nos réunions de stratégie, sans hésiter à donner votre avis inepte !
— En effet, Basil, et vous avez toujours rejeté la moindre de mes suggestions. (Peter toisa ses interlocuteurs.) Je propose que nous passions en revue les usines à Soldats, que nos meilleurs informaticiens analysent leur programmation et que les chaînes de fabrication soient stoppées jusqu’à ce que l’on soit certain de ne pas avoir créé des chevaux de Troie.
— Stopper les chaînes de fabrication ? Grotesque ! s’exclama le ministre de l’Industrie.
— Une autre de vos brillantes suggestions, gouailla Basil. Nous ne pouvons nous permettre d’arrêter la production, quand nous ignorons ce qu’il va advenir sur Osquivel. En cas d’échec des FTD, il faudra remplacer une grande partie de la flotte.
Peter sentait lui aussi la moutarde lui monter au nez.
— Si n’importe qui d’autre avait formulé ma proposition, vous l’auriez écouté.
Le président se leva. Peter ne l’avait jamais vu aussi énervé.
— Personne n’aurait fait une proposition aussi ridicule. Je pars pour Mars dans quelques heures. J’ai assez de problèmes sur les bras pour ne pas en rajouter de nouveaux avec vos humeurs. Vous allez vous tenir à l’écart des usines de compers. Point final, compris ? Si vous persistez à interférer, je vous interdirai l’accès aux salles de réunion.
Peter ne parvenait pas à croire ce qu’il venait d’entendre.
— Quels gardes oseront m’interdire, à moi, d’aller où bon me semble ?
— Ne me poussez pas à bout, je n’ai pas le temps, dit Basil sur le ton d’un père en colère. Si vous nous donnez encore du fil à retordre, nous pouvons vous remplacer, Peter.
Dans la petite pièce, on aurait entendu une mouche voler. Peter resta de marbre.
— Pas légalement, monsieur le Président. J’ai lu la Charte hanséatique avec beaucoup d’attention. Vous détenez sans doute le pouvoir, mais les milliards de citoyens des mondes de la Hanse savent à peine qui vous êtes. Je suis leur roi, que cela vous plaise ou non. Vous avez l’intention de monter un coup d’État pour me retirer ma couronne ? Ou d’envoyer quelqu’un m’assassiner dans mon lit ? C’est votre seule alternative. (Il plissa les yeux.) En fait, de nous deux, seul vous, le président de la Ligue Hanséatique terrienne, pouvez être légalement destitué. Non le roi.
— Sortez-le d’ici ! hurla Basil.
Les gardes royaux s’avancèrent, indécis. Les fonctionnaires présents savaient que le roi n’était qu’une marionnette, mais qu’en était-il des gardes, du personnel du palais, du reste de ses sujets ?
Peter décida de ne pas forcer le sort en poussant la loyauté des gardes dans ses retranchements. Avant que Basil ait eu le temps d’insister, il sortit. Aucun des deux n’avait gagné, mais le président avait enfin dévoilé son jeu. Et le roi, de son côté, avait montré qu’il ne céderait plus sans lutter.
À présent, chacun savait que les règles avaient changé.