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JESS TAMBLYN
Dans l’espoir de retrouver Cesca à temps, Jess fonçait vers Rendez-Vous. Il portait une fiole d’eau du wental à la manière d’un talisman. Depuis qu’il avait assisté à la renaissance de l’entité sur le monde océanique sans nom, une aura de fierté l’enveloppait.
Dans la soute se trouvait une grande cuve, dont il pourrait distribuer le contenu aux Vagabonds qu’il avait l’intention de recruter. Ils répandraient les wentals sur d’autres mondes aquatiques, jusqu’à ce qu’ils soient en nombre suffisant pour combattre les hydrogues.
Jess étudia ses cartes de navigation, puis recalcula sa trajectoire. Avant demain, il serait de retour sur la grappe d’astéroïdes. Son cœur se mit à battre, et il songea aux mille façons d’exprimer ses sentiments à Cesca. Lorsqu’il se tiendrait devant elle et contemplerait son beau visage, il lui ouvrirait son cœur sans complexe. Il avait commis une erreur stupide et se rendait compte à présent qu’une décision fondée sur l’honneur et le renoncement n’était pas toujours la meilleure. Pour que l’espèce humaine perdure, il fallait que le cœur commande.
Jess se sentait confiant et euphorique, comme si une nouvelle énergie vibrait dans ses veines. Pourquoi avait-il attendu si longtemps ? La crainte du qu’en-dira-t-on l’avait toujours retenu… alors que, de toute évidence, les Vagabonds étaient au courant de leur amour mutuel depuis des années. Son père l’avait formé à être dur en affaires et dévoué aux intérêts de son clan – cependant, lorsqu’il s’était agi de négocier une vie de félicité avec Cesca, il s’était révélé plus que médiocre. Une large voie s’était ouverte à eux, mais ils avaient tergiversé. Ni l’un ni l’autre n’avaient saisi sa chance. Ils n’auraient jamais dû remettre leur amour à plus tard.
Comme il traversait un système solaire inhabité, Jess repéra sur l’une de ses cartes un monde nuageux, doté d’océans stériles. Un excellent endroit pour une nouvelle implantation de wentals. À peine venait-il de l’inscrire dans son journal de bord que l’entité s’alarma soudain. Une onde de terreur secoua le système nerveux du jeune homme.
— Qu’y a-t-il ?
Une sonnerie d’alerte se déclencha comme les radars détectaient un grand objet qui fondait sur lui depuis les confins du système solaire… un orbe de guerre. Les hydrogues le poursuivaient à une vitesse phénoménale, dans l’intention évidente de le détruire. Jess s’empara des commandes, et l’engin accéléra dans une embardée.
Ces dernières années, des dizaines de vaisseaux de Vagabonds n’étaient jamais arrivées à destination, s’évanouissant sans laisser de traces. Certains expliquaient ces disparitions par des accidents liés aux aléas de l’espace ; d’autres, adeptes des complots, rejetaient la faute sur la flotte militaire de la Hanse.
Combien de ces vaisseaux avaient toutefois succombé à une attaque d’hydrogues ? Avec l’aggravation des hostilités, les créatures des abysses gazeux avaient-elles décidé d’attaquer chaque vaisseau humain rencontré ? Puis une autre possibilité lui vint à l’esprit, et il toucha la fiole dans sa poche.
— Ont-ils senti ta présence ? Savent-ils que les wentals sont de retour ?
Non, mais ils ne doivent pas nous découvrir. Tu ne dois pas te faire capturer, ou les hydrogues sauront que nous sommes en vie. Il est trop tôt.
— Il n’y a pas beaucoup d’endroits où se cacher, là-dehors.
Les mâchoires serrées, usant de tous ses talents de pilote, Jess accéléra en direction de la planète nuageuse. Tasia s’était révélée un pilote plus doué, mais c’étaient ses frères qui lui avaient enseigné les manœuvres – et, à présent, Jess devait s’en rappeler pour lui-même. Non seulement pour sa propre sauvegarde, mais aussi pour celle des entités d’eau qui combattraient ensuite ces terribles ennemis.
— Dis-moi comment lutter contre eux ! Comment m’échapper ?
Mais le wental n’avait aucune solution.
Nous sommes trop faibles, trop peu nombreux pour le moment. Nous ne pouvons vaincre un orbe de guerre.
L’orbe à ses trousses, le vaisseau de Jess atteignit le monde isolé. Le jeune homme espérait échapper à son poursuivant en se fondant dans les nuages. Il puisa toute la puissance dont disposaient ses moteurs, mais son vaisseau n’était à la base qu’un élément d’écumeur de nébuleuses : guère plus qu’un module de contrôle et d’habitation pourvu de moteurs, conçu non pour combattre, mais pour naviguer sur les vents cosmiques. Il ferma les yeux et tâcha de voir son Guide Lumineux… puis il plongea à la verticale dans la stratosphère, accélérant au-delà des limites de ses propulseurs.
L’orbe de guerre le poursuivit. Des éclairs bleutés crépitèrent de ses pointes, puis fulgurèrent. L’éclair frappa tout près, dans une bouffée d’ions libérés ; l’onde de choc laissa une traînée brune dans les nuages et fit sauter plusieurs systèmes du vaisseau.
Les doigts de Jess volaient sur les commandes afin de contourner les circuits endommagés, mais le vaisseau culbutait, hors de contrôle, dans l’atmosphère tumultueuse. La coque et le pont trépidaient – le vaisseau se trouvait au bord de la désintégration. Jess s’efforça de redresser la barre afin d’éviter au vaisseau de s’enflammer sur-le-champ.
Les paroles du wental résonnèrent, puissantes, dans son esprit :
Il ne faut pas que tu sois pris. Les hydrogues ne doivent pas apprendre l’existence des wentals.
— J’essaie !
Il zigzaguait en une manœuvre d’évitement sommaire. Même ténus, les nuages l’aspiraient comme des sables mouvants.
— Si ça peut te consoler, les hydreux n’ont pas l’air de vouloir me capturer vivant.
L’orbe le talonnait, et ses éclairs bleutés se tordaient comme des serpents. Jess tira brusquement les commandes, et le vaisseau partit en tournoyant dans un banc nuageux. Le tir hydrogue le manqua et alla mitrailler le sommet des nuages, déclenchant une cascade d’éclairs.
Jess grinça des dents.
— On dirait que je ne vais pas m’en sortir, mais il ne faut pas que tu sois détruit, dit-il en aspirant une bouffée d’air froid. Je vais larguer la soute… Je me fiche du matériel et des provisions – mais peut-être la cuve atteindra-t-elle l’océan. Cela suffira pour toi, n’est-ce pas ?
Sans attendre la réponse de l’entité, il verrouilla le cockpit et écrasa le bouton d’éjection d’urgence. Délesté de sa cargaison, le vaisseau reprit son vol en éparpillant son contenu dans les nuages. L’orbe rugit dans son sillage, sans prendre garde aux débris… ni à la cuve cylindrique.
Prends la fiole et bois-la, émit le wental dans sa poche. Tu dois survivre.
Jess saisit le petit récipient.
— Qu’est-ce que ça va…
N’hésite pas.
De nouveau, les hydrogues firent feu. L’un des propulseurs de poupe explosa, mais le système de survie parvint à étouffer les flammes. Le vaisseau tanguait dans la basse atmosphère. Comme si elles prenaient le parti de l’ennemi, les bourrasques se mirent à malmener le vaisseau. En arrière, l’orbe s’approchait pour la mise à mort.
Jess retira le bouchon de la fiole et versa l’eau vivante au fond de sa gorge.
Son vaisseau allait à la dérive, les propulseurs fumants, la coque roussie… mais l’orbe de guerre en voulait davantage. Il tira de nouveau.
Comme il avalait l’essence du wental, Jess se sentit envahi d’une incroyable énergie. Le wental se répandait dans sa chair tel un tsunami, diffusant des plus grosses artères jusqu’aux plus infimes capillaires, puis imprégnant le protoplasme aqueux de ses cellules.
Jess hoqueta et ses doigts se crispèrent dans le spasme de ses muscles. Les étincelles d’électricité statique qui crépitaient au bout de ses doigts l’empêchaient d’étreindre les commandes. Il poussa un grand cri mêlant souffrance, stupéfaction et ivresse.
Son appareil délabré plongeait en direction de l’océan extraterrestre. L’orbe hydrogue le rattrapa – et tira le coup de grâce. Le vaisseau de Jess éclata en une pluie de shrapnels qui strièrent les nuages meurtris tels des météores…
L’orbe de guerre plana un moment afin de vérifier que la destruction avait été complète. Puis il repartit.