72
BASIL WENCESLAS
Le président de la Hanse se tenait sur le toit du monde. Depuis sa suite personnelle, il tirait les ficelles, prenait toutes les décisions importantes, disposait des richesses et des ressources de soixante-huit planètes.
Et cependant, il se sentait impuissant. Parfois, la vérité toute nue – sans manipulation, circonstances atténuantes ou faux-semblants – s’avérait trop difficile à gérer.
Dans un parfait silence, il regarda par la baie vitrée tout en sirotant son café à la cardamome. Le coucher de soleil répandait ses rayons dorés sur le Quartier du Palais. Le Palais des Murmures semblait avoir été éclaboussé d’airain en fusion. Les torches sur les coupoles et les ponts brillaient. Mais, en cet instant, le crépuscule et le symbolisme du soleil déclinant le déprimaient.
Les analyses détaillées élaborées par les plus grands experts ne laissaient aucun doute : la Hanse était condamnée. À moins d’un événement radical, sa chute ne tarderait pas.
Basil ne voulait pas contempler les ombres qui s’allongeaient, et il se détourna. Comment pouvait-il maintenir l’Empire ? Il sentait le poids de ses responsabilités l’écraser. Il termina son café, savourant son âcreté, et revint à son bureau transparent, que l’on avait débarrassé des papiers qui l’encombraient.
L’un des anciens présidents de la Hanse, Malcolm Stannis, avait parfaitement résumé la situation dans ses mémoires posthumes : « Les affaires, c’est la guerre, et la guerre, ce sont des affaires. »
Des écrans s’animèrent sur la table recouverte d’un mince film translucide. Basil examina les prévisions statistiques, les cartes des colonies, les ressources en nourriture, le transport, les articles de luxe… Afficher l’ensemble lui permettait d’avoir sous les yeux l’état global de la Ligue Hanséatique. Et cela ne montrait rien de bon.
Des colonies se portaient plus mal que d’autres. Au cours des décennies précédentes, Relleker s’était employée à devenir la plus courue des planètes de villégiature, mais aujourd’hui plus personne ne pouvait se permettre ce genre de voyage de plaisance. À présent, ce monde quémandait de l’aide et des provisions que Basil ne pouvait tout simplement pas lui fournir.
La planète nuageuse Dremen avait besoin de miroirs solaires et de serres pour ses champs, qui survivaient péniblement sous la pâle lueur du soleil. Les Yrekiens s’étaient engagés dans une rébellion malavisée ; aujourd’hui, ils pansaient leurs plaies. Les hydrogues avaient détruit l’industrie forestière de Passage-de-Boone et, bien que le sauvetage de la population ait rehaussé l’image de la Hanse, les survivants s’étaient transformés en réfugiés affamés. Qui allait les nourrir ?
Basil continuait d’écrire les discours du roi Peter. Ces tissus de mensonges, déjà bien étirés, ne tiendraient plus longtemps avant de se déchirer.
Les poings serrés, le président scruta les chiffres comme s’il pouvait les infléchir par la seule force de sa volonté. Hélas, ils ne faisaient que refléter la réalité.
Tout dépendait d’une ressource clé : l’ekti. Les mesures d’exception mises en place par les FTD, les rationnements, la pression exercée sur les Vagabonds, tout cela n’avait eu pour résultat qu’une maigre provision de carburant. Sans lui, la Ligue Hanséatique terrienne allait tout simplement péricliter. Les colonies mouraient déjà de faim – et ces damnés hydrogues refusaient toute négociation. De rage, Basil sentit ses narines frémir.
Il n’avait reçu aucune nouvelle de Davlin Lotze, parti à la recherche de l’équipe xéno-archéologique des Colicos. Il supposait que cette histoire était également un fiasco. Il s’agissait d’un pari osé de sa part, de toute façon.
Peut-être les créatures des abysses gazeux recevraient-elles enfin une leçon, sur Osquivel. Ils disposaient des compers Soldats, des prêtres Verts, de la flotte entière des FTD… ainsi que d’un négociateur de la dernière chance. Tant de choses dépendaient de cette offensive !
Basil aurait été dérangé cent fois par heure s’il n’avait mis en place un barrage total des communications comme des visiteurs. Bêtement, il espérait trouver une solution s’il parvenait à se concentrer assez longtemps. Mais son imagination ne se laissait pas dompter aussi facilement…
Lorsque le signal d’appel retentit, Basil sut exactement de qui il s’agissait. Seule Sarein disposait de son code d’accès privé. Il le lui avait donné quelques années plus tôt. Elle n’en avait jamais abusé, il devait lui reconnaître cela. Et, en cet instant, une interruption ne lui serait peut-être pas inutile.
Pleine de charme et d’enthousiasme, son image apparut sur la table-écran, repoussant de côté les tableaux de données. Basil l’avait toujours trouvée belle, et stimulante, sexuellement parlant. Au début, il avait songé qu’elle était bien trop jeune pour lui, mais elle s’était révélée plus mature que la plupart des femmes qu’il avait connues. Malgré son éducation sur une planète arriérée, son esprit était vif. Il lui avait révélé certains de ses plans politiques, lui avait divulgué des secrets qu’il n’aurait confiés à personne. Jusqu’à présent, elle s’était avérée une alliée de valeur.
— Je sais que tu ne veux pas que j’utilise cette ligne sauf en cas d’urgence, Basil, dit-elle. Je te rassure, il ne s’agit pas de la fin du monde – du moins, pas aujourd’hui. Mais toi et moi avons besoin de passer un peu de temps ensemble. Laisse-moi arranger un dîner en tête à tête.
— Sarein, notre relation n’est pas à l’ordre du jour.
— Je ne parle pas de cela, mais de ta capacité à prendre des décisions, à réfléchir clairement malgré la pression. Laisse-moi être ta caisse de résonance. N’ai-je pas prouvé mon utilité en ralliant à notre cause les prêtres Verts ?
Il avait envie de l’éconduire, de lui enjoindre de le laisser seul pour qu’il puisse réfléchir. Mais cela ne servirait à rien.
— D’accord, tu as gagné. En remerciement de ton action, tu auras ton rendez-vous. (Il pointa son index vers l’écran.) Mais n’espère pas utiliser cet atout chaque fois que tu auras une faveur à me demander.
Il y avait une pointe de ruse dans le rire qu’elle lança.
— Si j’ai autre chose à te demander, Basil, je n’aurai qu’à réaliser un nouveau miracle.
Cela le fit glousser, ce qui compensait largement le fait d’avoir été interrompu.
— Donne-moi une heure pour finir les affaires en cours, puis viens dans mes appartements. Commande ce que tu veux comme dîner. Cela m’ira à merveille, conclut-il avant d’éteindre.
Le général Lanyan avait réparti les dix-neuf prêtres Verts dans les dix quadrants. Il espérait que leur télien rétablirait un peu d’équilibre dans le conflit contre les hydrogues. Peut-être l’opération d’Osquivel marquerait-elle un tournant… ou peut-être les prêtres theroniens ne serviraient-ils qu’à rapporter chaque catastrophe un peu plus rapidement.
Avec les hydrogues qui empêchaient l’accès aux géantes gazeuses, pas d’ekti. Sans ekti, pas de propulsion supraluminique. Sans propulsion, pas de commerce interstellaire. C’était aussi simple que cela.
Basil repassa les chiffres en revue. Il voyait à quel point les colonies hanséatiques s’affaiblissaient. Le seul autre choix possible consistait à découvrir un moyen de transport indépendant de l’ekti. Les scientifiques, humains comme ildirans, avaient épluché les principes de la propulsion interstellaire : il n’existait aucune alternative à l’allotrope d’hydrogène.
Auparavant, la Terre avait utilisé des vaisseaux-générations, mais les voyages longs de plus d’un siècle excluaient toute possibilité d’échange commercial à l’échelle galactique.
La migraine commença à marteler son crâne comme il tentait de trouver une solution là où ses plus grands ingénieurs avaient échoué. N’y avait-il donc aucun moyen différent de voyager entre les étoiles ?
Finalement, il rendit à son bureau sa transparence, et, avec un soupir, se prépara pour dîner avec Sarein. Elle parviendrait peut-être à le détendre au moins une heure, en faisant la conversation, ou l’amour, avec lui.
Quoi qu’il en soit, il ne voyait aucune solution se profiler à l’horizon.