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JORA’H LE MAGE
IMPERATOR
Des musiciens de cour battaient des tambours qui roulaient en un tonnerre assourdi. D’autres faisaient naître un crescendo mélancolique à l’aide d’étranges instruments ; il s’y mêlait la peine de la disparition de Cyroc’h et la joie de l’ascension de Jora’h. Les meilleurs chanteurs de l’espèce ildirane formaient un chœur funèbre qui jouait sur les émotions du public comme un instrument de musique.
Le cœur lourd, Jora’h fit un nouveau pas en avant. Le passé l’entourait de toutes parts, plein de souvenirs et d’occasions manquées… et l’avenir tentait de l’engloutir, avec trop de questions sans réponse.
L’époque des idylles s’achèverait avec la cérémonie. Mais son désir de revoir Nira ne serait pas aussi aisément tranché par le scalpel d’un médecin. Il se demanda si l’un de ses prédécesseurs était déjà tombé amoureux. Avec détermination, il se promit que tout en lui ne changerait pas. Pas entièrement.
Il avait tant rêvé d’aller sur Dobro secourir Nira – mais c’était impossible, avec l’Empire au bord du chaos, si pressé de retrouver un souverain… Il devait d’abord se soumettre à l’élévation.
Mais ensuite…
De solides gardes du corps accompagnaient sa lente progression devant les spectateurs du Palais. Les tambours résonnèrent plus fort, faisant écho aux battements de cœur de Jora’h. Des illuminateurs en forme de torches brillaient d’un éclat multicolore sur les murs de cristal.
Jora’h grimpa sur l’estrade située sous le vaste espace de la hautesphère, rempli d’oiseaux et de fleurs. Au-dessus du hall de réception, une brume blanche flottait au sommet d’une colonne de lumière ; elle était dépourvue de toute image holographique, à présent que le visage bienveillant de Cyroc’h n’était plus là pour observer pèlerins et demandeurs.
Bientôt, ce serait au tour de Jora’h de veiller sur l’Empire.
Un lentil se tenait au bout de l’estrade. Trois spécialistes du kith médical entouraient le chrysalit. Ils portaient des tenues blanc et argent. Sur une table étaient exposés leurs instruments rutilants, et la lumière étincelait sur leurs lames effilées comme des rasoirs. Jora’h y jeta un coup d’œil avant de fixer son regard droit devant lui. Il devait se concentrer.
Chaque mâle de l’Empire s’était coupé les cheveux à la mort du Mage Imperator, hormis Jora’h. Sa chevelure tressautait nerveusement. Au cours des années, elle ne cesserait de pousser, et un jour il la réunirait en une longue tresse, comme son père l’avait fait.
Il s’arrêta en haut de la plate-forme. Il redressa les épaules et leva les yeux vers la hautesphère. Le soleil renvoyait sur ses iris des reflets étoilés. Il ne pouvait encore percevoir les rayons-âmes, mais cela ne saurait tarder.
Il se contraignit à un semblant de calme. L’Empire le regardait.
Autour de lui, le public lançait des regards d’appréhension. Le chaos menaçait Ildira et les scissions des autres planètes, le peuple était perdu sans le filet de sécurité du thisme. Les Attitrés, les fils du défunt Mage Imperator, avaient quitté en hâte leurs mondes respectifs pour rejoindre Ildira. Tous les kiths s’étaient rassemblés dans les immeubles et sur les places afin de se rassurer les uns les autres. Bientôt, un vent de folie balaierait l’Empire, ou bien les Ildirans sombreraient dans l’apathie – à moins que Jora’h achève la cérémonie de l’ascension.
En devenant Mage Imperator, Jora’h possédait seul le pouvoir de raccommoder les fils du thisme. Peu importaient ses sentiments ou ses craintes, il ne lui fallait plus attendre. Pas même pour revoir Nira.
Sur un geste de sa main, les battements de tambour, les chanteurs et les musiciens se turent. Toujours silencieux, Jora’h se retourna. Sans la masse corpulente de son père, le chrysalit semblait étrangement creux, au sens propre comme au figuré. Il effrayait Jora’h – deviendrait-il une prison pour lui ? Non, il ne se transformerait pas en infirme comme son père. La tradition voulait que les Mages Imperators ne touchent jamais le sol… mais ceux-ci pouvaient changer les traditions. En son for intérieur, Jora’h jura qu’il ne resterait pas vautré là-dedans. Oui, il avait l’intention de réaliser beaucoup de choses.
Cependant, sa compréhension de l’univers changerait sans doute à l’instant où il deviendrait le centre du thisme. La Source de Clarté lui révélerait bien des vérités.
Lorsqu’il parla, sa voix était forte et ferme, et son peuple l’écouta en retenant son souffle.
— L’Empire a besoin d’un nouveau Mage Imperator. Le thisme doit être renoué, et le peuple réuni. Voilà des jours que nous sommes livrés à nous-mêmes : c’est assez. Plus qu’assez. Par l’ascension, je deviendrai aujourd’hui votre source de puissance. Je verrai la voie de l’avenir et vous guiderai en cette affreuse période.
Il se dévêtit, et ses habits immaculés tombèrent autour de lui comme les pétales d’une fleur. Il se tenait nu devant son peuple. Bientôt, il saurait tout d’eux, leurs pensées, leurs peurs et leurs rêves. Il n’éprouvait aucune honte à s’exhiber de la sorte – pas pour cette cérémonie cruciale. L’Empire tout entier devait y prendre part. Le Premier Attitré devait montrer la force de sa lignée.
Son fils Thor’h était revenu d’Hyrillka. Il y était resté assez longtemps pour lancer de nombreux projets de reconstruction. À présent, il résiderait au Palais des Prismes, en tant que Premier Attitré.
Jora’h avait donné des ordres pour que les médecins continuent de soigner Rusa’h, plongé dans le coma du sous-thisme. Il avait beaucoup de frères et de fils mais, en tant que Premier Attitré, en tant que Mage Imperator, il ne pouvait se permettre d’en perdre un seul – pas même l’exécrable Udru’h, qui avait kidnappé Nira et l’avait torturée pendant tant d’années. Suivant la coutume ildirane, ils allaient tous changer de poste et de responsabilités.
Jora’h s’étendit sur la vaste litière. Elle sembla l’accueillir, suscitant en lui un sentiment à la fois étrange et familier.
Les médecins l’examinèrent. Ils tracèrent une ligne invisible à l’endroit de l’incision. Jora’h tressaillit mais se força à fixer le cercle intérieur de spectateurs.
Son fils aîné, Zan’nh, se trouvait dans ce cercle. Son uniforme de tal était impeccable. Jora’h avait été choqué d’apprendre l’attaque suicide de l’adar Kori’nh sur Qronha 3. Une septe d’éclaireurs venait d’arriver, et leurs images montraient comment la cohorte de renégats avait détruit une cinquantaine d’orbes de guerre, au prix de nombreuses vies.
Près de son fils, Jora’h aperçut également l’Attitré de Dobro, l’air sinistre. Udru’h souriait, confiant. Peut-être pensait-il que le nouveau Mage Imperator, dès qu’il accéderait pleinement au thisme, comprendrait et accepterait le plan d’élevage…
Refoulant sa colère, Jora’h se fit de nouveau la promesse qu’une fois l’ascension achevée, il irait sauver Nira et libérer les prisonniers de Dobro. Il mettrait fin aux horribles expérimentations et rendrait les humains à la Ligue Hanséatique terrienne – même s’il doutait qu’après tant de générations ceux-ci connaissent leurs origines.
Enfin prêts, les médecins brandirent leur scalpel, avec un son de métal finement aiguisé. Les spectateurs devinrent aussitôt attentifs et aussi silencieux que des statues.
Jora’h s’arc-bouta et tendit son esprit. Il empoigna les fils du thisme, seuls capables de maintenir l’espèce ildirane unie. Il savait que cela ferait mal, mais la douleur faisait partie du rituel. Il inspira…
Le coup fut rapide et expert, et l’explosion de lumière sous ses paupières l’aida à se concentrer, à élever son esprit à un autre niveau de conscience, où il entrevit la Source de Clarté. Ses pensées fusèrent hors de lui…
Le cri d’angoisse de Jora’h se transforma en un hoquet de stupeur. Les voies du thisme lui apparaissaient si clairement ! Les rayons-âmes dorés se déroulèrent lâchement autour de lui. Il attrapa chacun d’entre eux, et les renoua pour former une extraordinaire tapisserie. Il en resserra les torons afin de relier les unes aux autres les existences des milliards d’Ilirans de tous kiths… et, par là même, retissa l’histoire et le savoir de ses congénères. Son propre savoir. La vérité.
Les médecins œuvrèrent avec célérité pendant que Jora’h gisait inerte, submergé par les connaissances qui affluaient. Ils stoppèrent le sang, recousirent l’incision, ôtèrent l’organe tranché.
Jora’h avait accès à la somme des esprits ildirans, ainsi qu’aux souvenirs des ancêtres de sa lignée. Il put appréhender la complexité des manipulations, des jeux d’influences et des stratégies que Cyroc’h et ses prédécesseurs avaient mis en œuvre. Et, enfin, il comprit.
La castration rituelle n’était qu’un faible prix à payer pour de telles révélations. La myriade de plans imbriqués sur plusieurs niveaux lui coupa le souffle.
Dans la salle d’audience, il perçut vaguement les acclamations et les soupirs de soulagement. Son peuple – tous les Ildirans à travers l’Empire – se sentait réunifié. Dans son esprit et dans son âme, chacun sentit le Mage Imperator installé sur son trône, le thisme intact, et le peuple sauf. La Source de Clarté brillait de nouveau de mille feux sur l’espèce ildirane.
Comme il se devait.
Pendant un moment, Jora’h éprouva des difficultés à conserver son intégrité. Les révélations se succédaient plus vite qu’il ne pouvait les assimiler. On lui avait caché tant de choses ! Tant de causes, tant de terribles impératifs ! Ce flot inattendu lui tourneboulait l’esprit, et il s’allongea, terrassé, incapable d’émettre un son.
Enfin, il toisa la foule d’un œil froid, et se rendit compte que lui non plus n’avait pas le choix.