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JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ
Après l’attaque d’Hyrillka, Jora’h ne se sentait plus en sécurité, même au Palais des Prismes. Des rayons de soleil concentrés traversaient les baies de diffusion et les vitres incurvées afin d’éclairer chaque recoin et d’en refouler les ombres. Mais cela n’empêchait pas les orbes de guerre de rôder. Ils convergeaient peut-être vers Ildira en cet instant même…
La Marine Solaire avait été battue à plate couture sur Qronha 3, et de nouveau sur Hyrillka. Si les hydrogues choisissaient d’attaquer n’importe quel monde de l’Empire, Ildira compris, personne ne pourrait leur résister.
Le Mage Imperator le convoqua en réunion immédiate, mais Jora’h prit le temps de se calmer. Avec une pointe de sentimentalisme, il revêtit une tunique à manches amples, fabriquée à partir de soie theronienne, que Nira Khali lui avait offerte. Il espérait qu’elle lui insufflerait de la force… et un peu d’apaisement.
Peu après, il se tenait devant le chrysalit. Cela le peina de lire sur le visage de son père l’horreur que le choc consécutif à la perte d’Hyrillka y avait imprimée. Il pouvait presque discerner les os à travers sa peau. Sa santé avait-elle donc à ce point empiré en quelques semaines ? Sa longue tresse de cheveux avait l’air morne et usée, comme si elle avait perdu toute volonté de vivre.
Par le biais du thisme, le dirigeant avait vécu les tourments que son peuple avait éprouvés durant la dévastation d’Hyrillka.
— Tu n’es pas blessé, mon fils ?
Mais son inquiétude semblait moins avoir pour objet le bien-être de Jora’h que les implications dynastiques de sa santé.
— Non, Père. L’attaque hydrogue m’a laissé indemne, tout comme Thor’h. L’état de mon frère Rusa’h, en revanche, reste sérieux. Je crains pour sa vie.
Le Mage Imperator fronça les sourcils, et ses bajoues s’affaissèrent.
— Il est soigné par les meilleurs médecins. Il bénéficiera de tous les traitements nécessaires, mais sa guérison dépendra de sa force intérieure. Ton frère a mené une existence facile. Il se pourrait que la vigueur lui manque pour s’en sortir.
Jora’h fut surpris par cette analyse froide, cette absence d’empathie.
— Père, il est toujours plongé dans le sommeil du sous-thisme.
Cyroc’h se renfrogna, et une grimace traversa son visage d’ordinaire serein.
— Se trouver dans le sous-thisme équivaut à se cacher, Jora’h. Cela m’exaspère, en particulier en ce moment. Nous devons discuter des événements récents. Que Rusa’h suive les rayons-âmes jusqu’à la Source de Clarté quand il le voudra. (Il leva un doigt boudiné, qui tremblait légèrement.) En un sens, peut-être cette attaque a-t-elle été bénéfique…
Les cheveux de Jora’h ondoyèrent autour de sa tête, formant un halo d’électricité statique. Il tenta de maîtriser sa colère.
— Des centaines de milliers de personnes ont péri sur Hyrillka ! Comment peut-on dire que cela a été bénéfique ?
Le Mage Imperator le coupa abruptement :
— Je veux dire qu’être le témoin d’une catastrophe de cette ampleur t’aurait peut-être appris quelque chose. Là-bas, tu as entrevu combien il est difficile de gouverner. Bientôt, je vais m’entretenir avec Adar Kori’nh sur les mesures drastiques à prendre concernant l’Empire.
Jora’h, le cerveau en ébullition, demeura silencieux. Il se promit qu’une fois devenu Mage Imperator – bientôt, maintenant –, il ferait preuve de plus de compassion. Il penserait davantage aux gens qu’à la politique.
— Comment pouvons-nous combattre un ennemi que nous ne comprenons pas ? Les hydrogues ont surgi de nulle part. Nous n’avons rien fait pour qu’ils nous agressent.
Cyroc’h le regarda froidement.
— Nous en savons plus que tu ne le crois, mon fils. (Un nouveau spasme le tordit, et il s’effondra en arrière. Sa faiblesse alarma Jora’h.) Va méditer sur mes paroles.
Il congédia son fils et envoya Bron’n, son garde du corps, chercher l’adar afin qu’ils poursuivent leur discussion stratégique.
Jora’h partit en pleine confusion. Au lieu de passer son temps en méditation, il se rendit au chevet de Rusa’h.
L’Attitré d’Hyrillka était allongé sur un lit confortable, dans une chambre chaude et brillamment éclairée. Des assisteurs et des médecins l’entouraient tel un essaim de parasites, consultant des relevés, administrant des drogues, appliquant des baumes apaisants. Solennels, deux lentils le veillaient en silence, comme s’ils pouvaient aider son esprit inconscient à ramener son rayon-âme jusqu’à son corps.
Le visage potelé de Rusa’h était pâle et crispé. Ses yeux étaient clos. Sa chevelure pendait mollement, inerte – à cause des drogues, ou parce que sa catatonie était si profonde que la plupart de ses systèmes ne fonctionnaient plus.
Jora’h contempla son crâne bandé. Son front et ses joues, malgré leur pâleur, étaient marbrés d’hématomes violacés qui laissaient deviner l’étendue des lésions internes. Le sang continuait de s’épancher en lui, malgré les miracles qu’avaient accomplis les plus éminents chirurgiens du kith des médecins juste pour le maintenir en vie.
Le risque de lésions cérébrales était bien plus sérieux que les contusions ou les fractures. Si l’esprit de son frère avait été frappé à mort, à quoi bon soigner son corps ?
Hagard et blême, Thor’h se tenait au chevet de son oncle. Jora’h regarda son fils, qui paraissait en cet instant terriblement jeune et effrayé. Ses yeux étaient cernés de rouge. Il leva les yeux vers son père comme s’il croyait qu’il pouvait le guérir par imposition des mains.
— Pourquoi ne se réveille-t-il pas ? J’ai ordonné aux docteurs de lui injecter des stimulants pour le faire revenir à la conscience, mais ils ne font pas attention à moi. (Il jeta un coup d’œil furieux aux assisteurs, aux chirurgiens et aux pharmacologues.) Dis-leur qui je suis, et qu’ils doivent m’obéir.
— Ils sont aussi impuissants que si j’avais ordonné aux hydrogues de laisser Hyrillka en paix, Thor’h.
Le jeune homme lui lança un regard de dédain.
— Dans ce cas, à quoi sers-tu ?
Jora’h se retint de frapper Thor’h, surtout après le sermon du Mage Imperator qu’il venait de subir. Il se calma, comprenant le chagrin de son fils. Ce dernier avait été trop gâté, chacun de ses désirs exaucé sur l’heure.
— Peut-être devrais-tu discuter avec les lentils, suggéra-t-il en regardant les deux prêtres absorbés par leur tâche. Écoute leurs conseils.
Jora’h avait besoin de s’assurer que son fils ferait un bon chef, lui aussi, qui comprendrait la différence entre le réel et les fantasmes. Tant de choses au sein de l’Empire dépendraient d’une seule personne – son successeur.
— Ils ne peuvent rien faire non plus. Je préfère rester ici.
Ostensiblement, il se détourna de son père.
Jora’h prit une grande inspiration et s’exprima de son mieux.
— Thor’h, tu as montré une grande bravoure durant l’attaque. Tu aurais pu filer tout de suite par la navette d’évacuation, mais tu es revenu pour ton oncle. Tu as gagné mon respect.
— Cela ne m’a rien rapporté, répondit le jeune homme, amer.
— Peut-être que si, même si tu n’en as pas conscience. (Il posa la main sur l’épaule de son fils en signe de soutien.) Reste à son côté, Thor’h. Il est plongé dans le sommeil du sous-thisme, mais je suis certain qu’il sent ta présence. Prête-lui ta force, en espérant que cela suffira. (Puis il s’adressa aux médecins :) Faites tout votre possible pour guérir mon frère.
— Nous avons déjà atteint les limites de ce qui est en notre pouvoir, Premier Attitré, répondit le médecin en chef. Je crains que son esprit ne soit déjà trop loin de nous. Aucun médicament n’y peut rien. Nous ne soignons que les corps.
Thor’h les regarda avec une moue de dégoût et se rapprocha du lit où gisait son oncle. L’angoisse plissait son jeune visage. Lorsque Jora’h partit, Thor’h ne leva pas les yeux.