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ESTARRA
Même si rien ne pouvait se comparer à la forêt-monde, Estarra appréciait les paisibles jardins terriens. Les chemins se repéraient facilement grâce aux dalles qui les recouvraient. Les arbustes et les lis – taillés et arrosés avec tant de soin – étaient ravissants. Jusqu’à présent, Estarra n’avait rien découvert de sauvage dans l’arboretum du palais, pas même une mauvaise herbe.
Le Palais des Murmures était rempli de merveilles, mais Estarra ne pouvait aller nulle part sans une cohorte de domestiques, gardes et autres employés attachés à sa personne. Aujourd’hui, elle regrettait de ne pas s’être davantage souciée d’apprécier la liberté de ses jeunes années. Peut-être irait-elle voir Nahton afin qu’il envoie un message de sa part à sa petite sœur Celli :
« Prête attention à ce que tu as. Parcours la forêt, continue à suivre tes leçons de danse-des-arbres. Apprécie Theroc pour tout ce qu’elle t’offre. »
Mais cette écervelée ne l’écouterait sans doute pas…
Estarra contemplait un scarabée couleur de jade en train de grimper jusqu’au pistil d’une belle-de-jour. Elle écoutait le bruissement de l’arrosage automatique quand un bruit de pas remontant le chemin lui parvint. Elle ne leva pas les yeux, se demandant ce que feraient les gardes si elle s’enfuyait à toutes jambes dans la futaie…
Ce serait en vain. Ils la rattraperaient, puis restreindraient certainement sa liberté de mouvement. Non, si elle devait devenir reine, il lui fallait se comporter différemment.
— Je savais que tu viendrais te morfondre ici, dit Sarein.
Lorsqu’elle n’était pas en fonction, la sœur d’Estarra se dispensait de porter les vêtements traditionnels en soie theronienne.
— J’adore les jardins du Palais. Comment peux-tu dire que je me morfonds ?
Sarein s’accroupit à côté d’elle et contempla d’un air sévère les belles-de-jour entrelacées.
— Qu’est-ce qui ne va pas, petite sœur ? Je te surveille depuis ton arrivée sur Terre. Ta mélancolie n’arrange rien.
Estarra parut surprise.
— Je ne suis pas…
— Tu n’as pas l’air précisément ravie, chacun peut s’en rendre compte. Le mariage entre un roi et une reine doit être un événement joyeux, ou il n’a pas lieu d’être, sur un plan politique.
Estarra fronça les sourcils.
— Voilà donc tout ce qui t’inquiète ? Le « plan politique » ?
— Bien sûr que non. Mais ici, c’est une nouvelle vie qui commence, et tu ne fais aucun effort pour t’y adapter. Qu’est-ce qui ne va pas avec Peter ? C’est un gentil jeune homme, bien de sa personne. En pleine forme, puissant…
Du reste, il avait l’air sincèrement préoccupé du bien-être d’Estarra. Après l’avoir observé, celle-ci soupçonnait qu’il disposait d’aussi peu de liberté qu’elle-même.
— Je n’ai jamais dit que quelque chose clochait chez Peter. D’ailleurs, comment le saurais-je ? On ne m’a jamais permis de discuter en tête à tête cinq minutes avec lui.
— Chaque chose en son temps. Bientôt, vous passerez ensemble tout le temps que vous voudrez. (Sa sœur fit entendre un soupir contrarié.) Estarra, si tu étais la fille d’un récolteur de sucs, tu pourrais agir comme bon te semble. Mais tu vas devenir la reine de la Ligue Hanséatique terrienne. L’épouse d’un roi. Ne serait-ce qu’en argent de poche, tu disposeras de plus que ce que Theroc produit en un an. Il n’y a pas lieu d’être triste, n’est-ce pas ?
Elle secouait la tête. Estarra avait besoin de faire la paix avec Sarein – son seul lien avec son monde natal.
— Ne t’en fais pas, dit-elle. Je ne me plaignais pas. Mais j’aimerais mieux connaître Peter, d’autant plus que nous nous marions dans trois mois.
Sarein se leva, satisfaite.
— Je verrai ce que je peux faire. Laisse-moi parler à Basil. Peut-être Peter et toi pourriez-vous dîner ensemble plus souvent.
— Un casse-croûte suffirait, pour moi.
Sarein secoua de nouveau la tête, mais cette fois avec une pointe d’amusement.
— Estarra, le Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne ne peut se contenter de quelque chose d’aussi modeste qu’un « casse-croûte ». Chaque déjeuner est un banquet, chaque repas une représentation.
Elle commença à redescendre le chemin, puis jeta un coup d’œil en arrière et exhala un soupir bienveillant.
— Mais peut-être puis-je soudoyer le personnel de cuisine afin qu’ils vous préparent quelques sandwichs…