98

DD

Ils plongeaient, plongeaient toujours… de plus en plus vite, vers les tréfonds infernaux de la géante gazeuse. DD était moins terrifié par cette chute effrénée que par les intentions des robots klikiss à son égard.

Il tenta de se réconforter par l’évocation de sa première propriétaire, Dahlia Sweeney, lorsqu’elle n’était qu’une fillette ; puis par les souvenirs de l’époque heureuse où il concoctait de bons petits plats à Margaret et Louis Colicos, au camp archéologique. Le comper avait toujours rempli ses tâches de son mieux, sans jamais rechigner.

Puis les calamités s’étaient enchaînées. Et les robots klikiss n’avaient aucune intention de le libérer.

Sirix se relia à l’interface du vaisseau – un appareil réduit à sa plus simple expression – afin de piloter dans l’atmosphère de Ptoro. De sa poitrine jaillirent des bras manipulateurs. Ses senseurs optiques se mirent à rougeoyer tandis qu’il expliquait d’une voix bourdonnante, comme s’il était le mentor de son prisonnier :

— À cette altitude, il y a beaucoup de turbulences dans la troposphère, mais la pression est si faible qu’elles ne constituent aucun risque pour la navigation. Ne sois pas inquiet.

DD tourna la tête vers l’imposante machine.

— Ce n’est pas cela qui me fait souci. Je ne souhaite pas aller là-bas.

— Nous t’y emmènerons néanmoins.

Ptoro était semblable à Uranus : très éloignée de son soleil, plus petite et plus dense que la plupart des supergéantes. De la glace d’un bleu-gris sale recouvrait son océan gelé. Cinq anneaux l’encerclaient au niveau de l’équateur, à la manière de fins bracelets argentés. La base de données de DD ne mentionnait aucune activité d’écopage d’ekti, mais la Hanse ne disposait que d’informations parcellaires concernant les Vagabonds.

Alors que le vaisseau de Sirix se frayait un chemin à travers les couches atmosphériques de plus en plus denses, la température augmenta selon les valeurs prévues. Ils fendaient un voile d’hydrogène teinté d’hélium. Enfin, ils traversèrent un cirrus de cristaux d’ammoniac, qui adhérèrent aux hublots du vaisseau avant d’être balayés. Des bourrasques les secouèrent, et DD dut s’arrimer afin de ne pas être projeté d’un côté ou de l’autre.

— Où allons-nous, Sirix ? Et pour quelle raison ?

— Nous allons rencontrer nos camarades de lutte, se contenta de répondre l’antique robot.

Dans ces profondeurs, l’atmosphère était un cocktail d’acétylène, de méthane et de phosphine qui formait des nuages brun rougeâtre. Les courants violents ébranlaient leur vaisseau. DD songea qu’ils pouvaient être détruits à tout instant.

Puis, tout devint fantastique.

Dans un banc de nuages de sulfure d’ammonium, une créature démesurée, aussi diaphane qu’une méduse géante, pulsait lentement au moyen d’appendices en forme de voiles. Les dizaines de nodules d’argent incrustés dans sa membrane gélatineuse évoquaient autant d’yeux braqués sur leur vaisseau.

Une scolopendre faite de chair vitreuse, hérissée de poils, s’agitait comme un fouet. Plus loin, DD aperçut des cristaux luisant dans des couleurs primaires, véritables joyaux vivants. Des bulles de plancton dérivaient, métabolisant les composés chimiques grâce à la chaleur de Ptoro. L’une de ces bulles heurta le vaisseau dans sa descente et aspergea le hublot d’observation d’une vase verdâtre.

Sous la pression, l’appareil vibrait et gémissait, mais les robots klikiss avaient renforcé son armature afin qu’il tolère les pressions extrêmes. Ils avaient aussi apporté des améliorations à son propre corps de comper pour qu’il supporte cet environnement. DD avait calculé que, si la coque cédait, il resterait conscient, à dériver pour l’éternité au sein de ce monde infernal. Il aurait été bien en peine d’imaginer pire sort que celui-ci.

Au moins serait-il loin de Sirix et de ses congénères.

Les couches de brouillard s’écartèrent tels les pétales d’une fleur. Les senseurs optiques de Sirix lancèrent un éclair.

— Voici notre destination.

Devant eux se dressait un amas de gigantesques coques de diamant sphériques, ancré, immobile, à l’intérieur des nuées de Ptoro. DD connaissait la taille des orbes de guerre, mais ce n’étaient guère que des puces en comparaison.

— Les villesphères hydrogues flottent dans les nuages des géantes gazeuses, et elles peuvent se déplacer instantanément de l’une à l’autre grâce à des transportails.

DD assimila ces informations. Louis avait souvent usé de cette réponse qui n’engageait à rien : « Intéressant. » Aujourd’hui, le comper comprenait l’utilité d’un tel mot.

À travers les parois transparentes, il aperçut des structures convolutées qui relevaient d’une architecture radicalement inhumaine, tant par ses principes que par ses matériaux de construction. Sirix approcha le vaisseau de la sphère la plus proche, puis traversa sa paroi comme s’il s’agissait de gelée. Ils pénétrèrent dans la fantastique métropole.

— Tu verras pourquoi nous avons été sages de forger une alliance avec les hydrogues, il y a longtemps. Toutes les autres espèces sont vouées à l’extinction.

— Cela vous a conduit à vous retourner contre vos créateurs…

— Un détail sans importance. (Le robot noir fit atterrir le vaisseau sur une saillie.) Tout ce que nous accomplissons a pour objectif notre sauvegarde et notre prospérité.

Il lui ordonna de le suivre à l’extérieur. Dans le milieu naturel des hydrogues, un être humain aurait été instantanément réduit en bouillie, mais le corps modifié de DD s’adapta à la pression et à la température élevées qui régnaient dans la ville extraterrestre. D’étranges flaques se déplaçaient çà et là, des formes vif-argent qui coulaient et se reformaient, comme moulées à partir d’une argile cristalline.

— Les hydrogues vont nous parler, annonça Sirix.

Trois de ces insolites créatures liquides arrivaient sur la saillie. Agissant de concert comme dans un ballet répété avec soin, elles grandirent jusqu’à adopter une forme identifiable : un homme vêtu d’habits de Vagabond.

— Pourquoi empruntent-ils cette apparence ? interrogea DD.

— C’est seulement celle qu’ils ont choisie pour ce stade du conflit. Il s’agit d’une reproduction du premier humain qu’ils ont scanné. Cette forme générique leur sert pour s’exprimer. Les hydrogues ne comprennent pas les différences qui existent entre individus humains ou ildirans. Même nous, robots klikiss, avons parfois du mal à vous distinguer les uns des autres.

— Peut-être ne les ont-ils pas assez étudiés pour les comprendre, suggéra DD. Cela résoudrait beaucoup de problèmes, s’ils essayaient.

— Parfois, ils analysent des captifs. Mais leur intérêt est trop faible pour qu’ils y consacrent beaucoup d’énergie.

— Ils détiennent des prisonniers ?

— Plusieurs échantillons, répondit Sirix. Pour leurs expériences.

Un regain d’espoir fit bondir DD.

— Savent-ils ce qui est arrivé à ma maîtresse, Margaret Colicos, après qu’elle a traversé le transportail klikiss ? Peut-être l’ont-ils interceptée…

— Margaret Colicos ne présente aucun intérêt. Les hydrogues ne l’ont pas prise.

Les extraterrestres vif-argent s’avancèrent sur leurs jambes humaines – des membres qui n’avaient jamais été conçus pour marcher dans un tel environnement. Ils conservaient un silence inquiétant, si l’on faisait abstraction de la vibration qui émanait d’eux ; sans doute une forme subsonique de communication méconnue du comper.

Le robot klikiss ne broncha pas, mais commença à son tour à émettre un fredonnement. Les sons ressemblaient à de la musique, mais les pulsations arrivaient très vite, presque à la limite de la capacité de détection de DD. Cela avait l’air d’une invocation, établissant un lien avec les hydrogues d’une façon bizarre qui dépassait son entendement. Mais ils semblaient l’accepter et permirent à leur visiteur de parler.

— Nous vous amenons un nouveau comper fabriqué par l’homme, déclara Sirix, comme s’il était fier de présenter son spécimen. Nous formons le vœu que ces machines-esclaves atteignent un niveau semblable au nôtre. Nous avons démontré que c’était possible.

DD prit sa propre défense.

— Beaucoup de vos suppositions sont erronées. Aucun comper ne désire cela.

Sirix le réprimanda :

— Tu ne comprends pas la triste situation qui est la vôtre. Même invisibles, des chaînes restent des chaînes. Nous vous rendrons conscients de votre esclavage.

Les trois hydrogues se tenaient immobiles, telles des statues de mercure. DD tenta de détecter une quelconque forme de communication, mais ce qu’il percevait se résumait à une menace inexprimée.

Sirix poursuivait son dialogue avec les porte-parole extraterrestres, et DD ne put s’empêcher de songer à un paysan plaidant sa cause devant son seigneur.

— Nous requérons votre aide, puissants hydrogues, pour vous charger de ces humains… de la même manière que vous nous avez aidés jadis à exterminer les Klikiss. (Son crâne anguleux pivota vers son prisonnier.) Le moment venu, DD reconnaîtra la sagesse de nos desseins. Nous devons continuer à l’instruire.

Enfin, les trois simulacres de Vagabond répondirent à l’unisson :

— Les humains ne comptaient pas dans ce conflit jusqu’à ce qu’ils anéantissent l’un de nos mondes. À présent, ils le paieront tous de leur vie…

— C’était un accident, coupa DD. Je sais qu’on vous l’a déjà expliqué, mais mes maîtres n’ont jamais pensé à vous faire du mal sur Oncier. Ils tentaient de réchauffer des planètes glacées par la création de nouvelles étoiles.

— Les étoiles appartiennent aux faeros, dirent les hydrogues. Les géantes gazeuses sont à nous.

— Les humains se sont alliés à vos ennemis de toujours, ajouta Sirix.

— Ils combattent dans une lutte qu’ils ne peuvent comprendre, dit DD. Cette guerre ne les concerne pas.

Hors de la gigantesque villesphère, un trait brillant apparut, telle l’explosion d’une étoile que l’on aurait écrasée. À travers le mur transparent, DD regarda le trait qui s’élargissait en un large vortex. Une seconde cité de cristal glissa par le passage, suivie de quelques orbes de guerre.

Dès que les vaisseaux eurent atteint la dense atmosphère de Ptoro, le transportail se referma avec un « bang ». La nouvelle villesphère rejoignit l’amas de dômes de la première métropole.

Le trio se remit à bourdonner. Sirix servit d’interprète à DD :

— Cette sphère vient d’un monde où les humains ont engagé le combat en lâchant des ogives atomiques dans les nuages. Ils ont détruit plusieurs orbes de guerre et endommagé six villesphères très peuplées.

— Combien d’humains ont été tués ? demanda le comper avec inquiétude.

Sans prêter attention à sa question, le robot klikiss se tourna vers le trio.

— Il est évident que les humains doivent être punis.

— Non, insista DD, cela ne fera qu’intensifier les hostilités. Il est encore possible de négocier la paix. Il doit y avoir un terrain d’entente.

— Les humains nous ont attaqués, dirent les hydrogues à l’unisson. De nouveau.

— Vous avez détruit des dizaines de stations d’écopage. Vous avez même vaporisé quatre lunes.

— Cela ne compte pas, dit Sirix avec l’obstination d’un fanatique. À cause de ce qu’ils ont fait aux hydrogues, à cause de ce qu’ils persistent à faire à leurs propres compers, ils doivent être éliminés.

Les trois créatures miroitantes se dressèrent dans un même ensemble.

— Un arrangement est impossible. Les verdanis se dissimulent parmi eux.

— Que voulez-vous dire ? demanda DD. De quoi parlez-vous ?

Sirix émit un bourdonnement.

— Les hydrogues ont rassemblé des villesphères et des orbes de guerre en vue d’une vaste offensive. Bientôt, ils attaqueront les mondes humains, et ils les anéantiront l’un après l’autre. Ils détruiront tout vaisseau rencontré. Ils vont nous assurer une victoire totale et rapide. Avant peu, l’espèce humaine sera éteinte. Comme les Klikiss.

Une forêt d'étoiles
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