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PÈRE REYNALD
La nouvelle de la destruction de Theroc voyagea aussi vite que l’éclair parmi les prêtres Verts répartis dans le Bras spiral.
Mais personne ne pouvait arriver à temps pour leur venir en aide.
Le prêtre à côté de Reynald leva des yeux mornes, si bien que le dirigeant devina la teneur de son message avant même de l’entendre :
— D’après Clydia et Nahton, les vaisseaux des FTD les plus proches se trouvent à une journée pleine d’ici, même à vitesse maximale.
Un orbe de guerre survola la forêt en fonçant tel un météore de glace et émit des ondes réfrigérantes. La canopée brunit en exhalant des panaches de givre qui s’élevèrent comme des fantômes. Les deux prêtres Verts tombèrent à genoux, incapables de supporter les souffrances de la forêt-monde.
— Les arbres ne peuvent-ils pas tenter autre chose ? interrogea Reynald. Puisque les hydrogues sont leur ennemi de toujours, ils ont forcément déjà mené des batailles. Comment se défendaient-ils ?
Il saisit un rameau, comme s’il pouvait communiquer avec l’esprit végétal par sa seule volonté.
— Oui, dirent les prêtres à l’unisson. Le temps est venu de frapper.
Un regain d’énergie déferla à travers la forêt comme l’esprit collectif rassemblait ses forces pour générer des armes vivantes.
Des troncs s’ouvrirent dans une secousse pour révéler des grappes de graines noires, aussi dures que l’acier ; chacune avoisinait la taille d’une main et était enduite d’une couche de sève collante. Alors que les orbes survolaient la forêt à basse altitude, les arbres crachèrent des giclées de projectiles noirs. Le tir de barrage s’éleva juste avant que les ondes réfrigérantes ravagent la canopée.
Les graines évoquaient des grains de sable jetés dans une tempête. Elles mitraillèrent la coque d’un orbe, assez fort pour produire un crépitement. La sève qui les enduisait les fit adhérer à la coque. Là, elles entreprirent de ronger les parois de diamant.
— Comment des graines peuvent-elles entamer un tel blindage ? demanda Reynald.
— Avec du temps, les racines d’un arbre peuvent renverser des montagnes, dit l’un des prêtres.
— Nous ne disposons pas d’autant de temps.
Sous les yeux de Reynald, l’intérieur de l’orbe changea : il se troubla, se peupla d’ombres… des ombres verdâtres. Des excroissances noueuses enflèrent jusqu’à former une masse de racines, de tiges et de feuilles. L’orbe fit une embardée et roula hors de sa trajectoire.
Puis il éclata dans le ciel. La masse mouvante creva la sphère dans un flot de vapeur blanche. L’appareil hydrogue s’écrasa dans une zone dévastée de la forêt, où la nouvelle pousse prit racine, avec la frénésie d’un poisson suffocant qui cherche à regagner l’eau. Des éclats de l’orbe brisé retombèrent autour de lui.
Près de l’horizon, une deuxième sphère infestée percuta les cimes des arbres. Les autres engins réagirent en prenant de l’altitude, à l’écart des nuées de graines noires. De là-haut, ils pouvaient continuer leurs ravages.
Les hydrogues désormais hors de portée, les arbremondes prirent de nouvelles mesures pour leur survie. Les troncs se rouvrirent et éjectèrent des graines, mais cette fois, les cosses noires se répandirent simplement sur le sol – offrant l’espoir de germer un jour.
Mais ici et maintenant, plus rien ne sauverait les colons theroniens réfugiés sous la canopée. Ceux-ci comprirent que cette mesure représentait le dernier espoir de la forêt. Si les arbres étaient condamnés, les êtres humains de Theroc auraient peu de chances de survivre. La plupart d’entre eux s’étaient précipités dans le refuge précaire des sous-bois, mais les hydrogues ne tarderaient pas à les y débusquer. Reynald hurla des paroles de défi à la face de ses ennemis, en vain : il n’avait trouvé aucun moyen de sauver les arbres ou son peuple…
Soudain, une comète orangée déchira le ciel. L’ovoïde incandescent changea de trajectoire et s’élança droit sur les orbes de guerre. L’apparition flamboyante se déplaçait comme un vaisseau autonome, ou une entité douée de conscience. À sa suite surgirent des dizaines d’autres bolides – un essaim de frelons dont chacun se choisit une cible… une cible hydrogue.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Reynald. Que veulent-ils ?
Le premier bolide attaqua l’un des orbes de guerre. Des flammes l’environnèrent, noircissant son revêtement de diamant. L’appareil ennemi envoya des éclairs bleutés qui éraflèrent l’intrus. Mais celui-ci enchaîna les attaques jusqu’à ce que, dans une fulgurante explosion, des fissures s’ouvrent dans le vaisseau hydrogue. Des jets à haute pression fusèrent, disloquant sa coque. Les tirs du bolide ellipsoïdal ne cessèrent que lorsque son adversaire eut volé en éclats et que ses débris furent retombés dans l’épaisse canopée.
— Les faeros sont arrivés, annonça l’un des prêtres avec un mélange d’enthousiasme et d’effroi.
Les autres boules de feu surgirent en un raid meurtrier. Déroutés, les orbes de guerre cessèrent immédiatement leur attaque contre la forêt-monde.
Cramponné à une branche, le prêtre Vert hurla :
— Les faeros mènent leur attaque sur toute la planète ! Ils repoussent les hydrogues !
Les envahisseurs crachèrent de nouvelles giclées ardentes qui, cette fois, ricochèrent sur les coques cristallines et allèrent asperger la forêt vulnérable en contrebas, telles des gouttes de lave en fusion. Celles-ci s’enfoncèrent dans les branches et les troncs déjà desséchés par les hydrogues. Le bois prit feu sans peine, et les brasiers commencèrent à s’étendre.
— Ces choses attaquent peut-être les hydrogues, dit Reynald, qui avait encore du mal à comprendre la nature des faeros, mais elles pourraient bien provoquer autant de dégâts à la forêt.
Le prêtre Vert baissa les yeux.
— Cette guerre est antérieure aux civilisations humaines de plusieurs milliers d’années, révéla-t-il, et les faeros ont changé de camp à de nombreuses reprises.
De leur côté, les arbremondes ne paraissaient guère ravis de l’intervention de ces nouveaux belligérants.
Les orbes de guerre se défendirent avec acharnement, déchaînant leurs éclairs. Des ondes réfrigérantes enveloppèrent l’un des ovoïdes ardents, étouffant ses flammes jusqu’à ce qu’il dégringole du haut du ciel, bloc de glace dépourvu du moindre signe de vie.
Des langues de flammes issues de ces tirs croisés atteignaient les arbres, et des orbes de guerre s’écrasaient çà et là. Le champ de bataille se transforma en un gigantesque incendie tandis que, dans le ciel, les forces élémentales se livraient une lutte sans merci.
Les incendies qui faisaient rage au niveau du sol léchaient l’écorce des arbremondes. Ils balayaient les sous-bois, de plus en plus féroces. Les Theroniens ayant fui leurs vermitières et leurs récifs de fongus affrontaient à présent les flammes mouvantes.
Dans les prairies et les bosquets voletaient des lucanes géants, pressentant leur fin imminente mais incapables d’y échapper. Au-dessus, des wyvernes tournaient avec frénésie ; certaines des monstrueuses libellules attaquaient les orbes de guerre, et périssaient sur-le-champ.
Des cycloplanes vrombissaient en amont des flammes. Bricolés à partir de rebuts mécaniques, ils servaient d’ordinaire aux jeunes à s’amuser, mais à présent leurs pilotes récupéraient des réfugiés et jouaient à un saute-mouton désespéré avec les fronts d’incendie.
Sur le récif de fongus encerclé par le feu, Celli sauta d’un balcon et se réceptionna sur une branche, qu’elle remonta à quatre pattes. La sœur cadette de Reynald conservait son équilibre comme elle l’avait appris aux cours de danse-des-arbres. En dessous, la fumée et la chaleur de l’incendie s’intensifiaient. Elle se rendit compte que le sol lui était interdit : les flammes escaladaient le tronc écailleux où elle se trouvait. S’être ainsi laissé piéger la remplit de frustration plutôt que de peur.
À l’extrémité de la branche, Celli se pencha, banda ses muscles et sauta sur une autre branche pour rebondir sur une feuille grasse. Mais elle ne pouvait échapper au brasier. Tous ses mouvements lui avaient été enseignés selon une chorégraphie précise ; à présent, elle devait compter sur ses propres capacités, surtout avec des arbres fragilisés.
Toussant à cause de la fumée, la jeune fille manqua son troisième saut. Elle parvint cependant à agripper une branche basse, et se hissa dessus. En contrebas, le feu dévorait les broussailles avec force crépitements. Nulle part où se réfugier. Celli appela au secours, mais le vacarme ambiant couvrit sa voix.
Un jeune prêtre Vert aux commandes d’un cycloplane descendit en piqué. D’un geste habile, il l’attrapa par la taille. Celli empoigna le fuselage et sauta en selle tandis que les ailes de lucane de l’appareil battaient de plus belle pour les éloigner des flammes. Elle hurla des remerciements à l’oreille du jeune prêtre.
L’appareil se balançait dans les airs à la manière d’un ivrogne, mais son pilote allait de l’avant, à la recherche d’un endroit où atterrir. Pendant ce temps, Celli se collait à lui afin de ne pas déséquilibrer l’engin. Mais il y avait de moins en moins d’endroits sûrs…
Dans une clairière, ses parents, Idriss et Alexa, contemplaient les flammes affamées qui se répandaient de branche en branche tel un virus igné. Leurs yeux restaient rivés sur le récif de fongus, dont le feu sclérosait le pourtour. En entendant les cris et les plaintes à l’intérieur, ils surent que tout le monde n’était pas parvenu à s’échapper.
Les hydrogues revenaient, et les faeros continuaient de les harceler. Alors qu’un orbe de guerre approchait, plein de menace, Reynald releva la tête, les poings serrés, comme si sa seule colère pouvait le repousser.
Avant que l’orbe ait pu tirer, un faero fondit sur lui tel un boulet de canon. L’autre le stoppa net au moyen d’une vague réfrigérante. Tous deux s’élevèrent, unis dans une formidable bataille – globes de feu et de glace qui se rapprochaient l’un de l’autre en tourbillonnant vers l’anéantissement mutuel.
Reynald percevait les contrecoups du duel à mort qui se déroulait en surplomb. Les deux ennemis semblaient liés dans une étreinte mortelle. À bout de force, ils plongèrent vers les cimes où se trouvaient le Père de Theroc et les deux prêtres Verts.
Avec un cri, Reynald tenta de sauter de côté, mais l’orbe de guerre et le bolide frappèrent les feuillages entrelacés, déchirant la couche supérieure de la forêt.
Reynald eut à peine le temps de se couvrir les yeux avant que les flammes rugissantes du faero et les ondes réfrigérantes de l’hydrogue le désintègrent, lui et les arbres autour de lui, ne laissant dans leur sillage qu’une dévastation absolue.
Après plus d’une heure d’incroyables destructions, les faeros réussirent à repousser les orbes de guerre. Ceux qui ne s’étaient pas écrasés dans la forêt s’enfuirent dans l’espace.
Sans un mot, les faeros partirent eux aussi, sous les yeux des Theroniens survivants. Ils avaient refoulé les hydrogues, mais avaient laissé une grande partie de la forêt-monde en flammes.
La guerre venait de franchir un nouveau pas dans l’horreur.