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JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ
La disparition de Cyroc’h atteignit Jora’h alors qu’il achevait les préparatifs de son évasion, sur une plate-forme d’appontage au sommet de l’un des dômes du Palais.
Jora’h avait usé de son titre pour engager un capitaine et avait acheté un vaisseau comprenant une scission d’équipage, afin d’effectuer un trajet rapide vers Dobro. Le Mage Imperator contrecarrait ses projets depuis des jours et des jours, par tous les moyens. Mais le sentiment d’avoir failli à Nira, de l’avoir laissée souffrir tant d’années, n’avait cessé de tarauder Jora’h. Malgré les arguties de son père, il n’avait pu continuer à le supporter. Il devait secourir Nira… la tenir de nouveau dans ses bras et lui demander pardon pour tout ce qu’elle avait enduré.
Jora’h savait qu’il devait agir vite, avant que le Mage Imperator perçoive ses intentions.
Lorsqu’il avait vu les gardes émerger des ascenseurs au bout de la plate-forme miroitante, il s’était douté de leurs intentions : le thisme l’avait trahi, son père comptait de nouveau l’arrêter. Mais il avait juré qu’il ne laisserait pas Nira tomber.
« Dépêchez-vous ! » avait-il crié à l’équipage, qui remontait la rampe en courant…
Tout à coup, ce fut comme si son cœur s’arrachait de sa poitrine.
Jora’h laissa échapper un cri. Soudain, tout lui sembla décalé. Jamais il n’avait ressenti un si grand vide intérieur, un tel ébranlement de tout son être. Encore sous le choc, il tenta de conserver son équilibre.
Le capitaine du vaisseau tomba à genoux, les membres d’équipage suffoquaient ; certains s’étaient effondrés, d’autres se tordaient de détresse.
L’univers ildiran tout entier était bouleversé.
Une lamentation indistincte s’éleva des balcons en contrebas
– pèlerins, nobles et fonctionnaires, plongés dans le désarroi. Les
gardes qui s’apprêtaient à intercepter Jora’h oscillèrent sur leurs
talons.
Le thisme s’était déchiré. Le vaste réseau de rayons-âmes qui unissait l’espèce ildirane s’était distendu, effiloché… puis rompu. La Source de Clarté avait disparu.
— Non ! hurla Jora’h, qui venait de comprendre. Le Mage Imperator est mort !
D’une démarche vacillante, il retourna au Palais. Sa longue chevelure fouettait l’air avec fureur. Il ne distinguait plus rien, ne songeait qu’à rejoindre la chambre de méditation où se trouvait son père.
Bron’n se tenait devant la porte close. Il s’agrippait à sa lance comme un vieillard à un bâton… une marionnette dont on aurait tranché les fils. Il montrait les dents, et ses yeux fendus comme ceux d’un félin semblaient accuser Jora’h.
— Que s’est-il passé ? Où est mon père ?
— Il m’a ordonné de rester ici à vous attendre, gronda Bron’n. Il m’a indiqué de ne laisser personne entrer dans la chambre. Personne d’autre que vous. Il savait que vous viendriez.
Jora’h regarda avec incrédulité le garde qui ouvrait la porte.
— Il l’a fait à dessein ? Tu connaissais son intention, et tu ne l’as pas arrêté…
— Je sers le Mage Imperator, répondit Bron’n, s’accrochant à ses mots comme un naufragé à une bouée. Je ne discute pas ses ordres.
Dès qu’il fut entré, Jora’h aperçut son père sur le chrysalit. Sa dépouille évoquait une énorme limace blême, une masse de graisse avachie sur sa charpente. Manifestement, Cyroc’h avait déployé des trésors d’énergie pour se maintenir jusqu’à la fin ; puis l’implacable gravité avait eu raison de sa chair.
Jora’h saisit un bras, comme s’il restait quelque espoir. Mais le thisme brisé lui indiquait que son père avait rejoint la Source de Clarté.
Il s’empara de la fiole vide, aperçut une gouttelette turquoise.
— Pourquoi ? demanda-t-il au corps sans vie. Pourquoi avoir fait ça, Père ? J’avais encore besoin que tu me guides, que tu me conseilles. Comment vais-je diriger le peuple ? Je ne suis pas prêt.
Puis il comprit, et dut se retenir au rebord du chrysalit pour ne pas tomber. Ce qu’il contemplait n’était autre qu’une mesure désespérée. Une fois qu’il aurait rassemblé tous les fils du thisme, une fois qu’il aurait renoué les rayons de lumière sacrée à la Source… il en saurait bien plus que ce que le Mage Imperator n’avait pu lui inculquer.
Il lança un regard par-dessus son épaule à Bron’n, qui restait à la porte, anéanti.
— Tu aurais pu l’empêcher.
— Je sers le Mage Imperator, redit le garde comme un mantra.
— C’est moi le Mage Imperator, à présent !
— Pas encore. Pas avant d’avoir achevé la cérémonie et de contrôler le thisme. Jusque-là, nous n’avons plus de Mage Imperator.
Éperdu, Jora’h entrevit ce qui l’attendait. Tant que la place resterait vacante, tant que le thisme serait en lambeaux, les Ildirans erreraient dans les ténèbres de la solitude… et cela empirerait de minute en minute. Ils subiraient des souffrances psychologiques terribles – et peut-être davantage. Peut-être deviendraient-ils tous fous.
Il n’avait d’autre choix que d’assumer son rôle aussi tôt que possible, même s’il faudrait des jours pour convoquer tous les Attitrés à Mijistra. Néanmoins, cela devait être fait.
Jora’h se retourna vers le chrysalit et agrippa son père par la manche. Cyroc’h avait su qu’il mourait. Mais cette soudaine décision, qui contraignait son fils à reprendre les rênes de l’Empire ildiran – c’en était trop pour Jora’h.
La mort dans l’âme, il comprit que c’était lui-même, en raison de sa colère au sujet de Nira et de son obstination à vouloir se rendre sur Dobro malgré l’interdiction paternelle, qui avait conduit le Mage Imperator à cet acte affreux.
À présent, il lui était impossible d’aller la secourir. Il devait rester, et tâcher de réunifier l’Empire.
Dans le corridor de la chambre, alors que le Premier Attitré pleurait sur le corps de Cyroc’h, Bron’n se tenait au garde-à-vous. Il avait suivi les instructions, obéi à son devoir… mais il acceptait aussi sa part de responsabilité. Il déploya les bras, inclina la lance-sabre et dirigea la pointe de cristal contre lui-même. Avec soin, il plaça la lame sur l’une des plaques thoraciques inférieures de son uniforme. Il l’enfonça de sorte que la pointe pénètre l’armure et lui pique la peau. Un peu de sang, un trait de souffrance. Assez pour savoir que la position était bonne.
Bron’n coinça le manche de la lance contre le mur, puis s’élança en avant de toutes ses forces. Le sang gicla entre ses crocs. Dans un grognement, il enfonça la lame jusqu’à ce qu’elle traverse son cœur. Le coup mortel n’arrêta pas sa détermination ni ses réflexes musculaires, et la pointe ressortit dans son dos…
Lorsqu’il l’entendit s’effondrer, Jora’h sortit en trombe de la chambre. Il comprit ce que Bron’n avait fait et leva des yeux implorants vers les soleils qui brillaient dans le ciel. Mais aucune lumière, aucune chaleur ne l’atteignit.