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JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ
La navette de secours de la Marine Solaire descendit à travers les cieux enflammés jusqu’au palais-citadelle d’Hyrillka. Elle arriva au moment où le second orbe de guerre passait à l’offensive.
Celui-ci activa une arme qu’aucun Ildiran n’avait jamais vue auparavant : des jets de brume blanche qui gelaient tout ce qu’ils touchaient. Ils balayèrent la végétation, détruisant les plantes rampantes. Le paysage verdoyant se recroquevilla.
Puis les deux orbes hydrogues firent demi-tour pour entamer une nouvelle attaque.
Jora’h attrapa son fils par le bras et ils foncèrent hors de la cour du palais-citadelle, louvoyant entre les explosions. Le bombardement continuait de faire rage en dépit des quatre croiseurs ildarans qui continuaient à attaquer les maraudeurs.
— Que faire ? hurla Thor’h. Pourquoi n’arrêtent-ils pas ?
Jora’h n’avait aucune réponse.
Des courtisans et des artistes couraient çà et là, paniqués, dans les salles de banquet. Les trois lentils évacuaient les gens afin d’éviter que les immeubles ne s’effondrent sur eux ; d’autres personnes, au contraire, s’enfonçaient au plus profond des abris. Aucun endroit ne semblait sûr. Les hydrogues ne visaient aucune cible en particulier. Ils détruisaient les vigneraies inhabitées aussi bien que la capitale ildirane.
— Au secours ! cria Thor’h, comme si la citadelle elle-même pouvait lui répondre.
Il courut vers une fenêtre, mais son père le tira en arrière un instant avant qu’elle vole en éclats. Des bris de verre coloré explosèrent vers l’intérieur, suivis d’une bouffée d’air glacé, sous l’impact d’un jet brumeux. Jora’h aplatit le jeune homme à terre tandis que les débris tintaient autour d’eux. Thor’h fut entaillé aux mains et au visage, et constata que ses jolis vêtements étaient en lambeaux. Le désarroi le fit bégayer :
— On doit ret… retrouver mon oncle. Il ss… saura quoi faire. Il sauvera tout le monde.
— Non, répondit Jora’h. Il ne le pourra pas. Adar Kori’nh va nous évacuer.
Et abandonner tous ces gens à leur sort… tellement de gens.
Dans l’atmosphère noircie de fumée, les croiseurs lourds – tous endommagés – affrontaient l’ennemi. Jora’h ne voyait pas comment ils pourraient s’en sortir. Les deux orbes hydrogues traversaient les cieux orangés, répandant la mort. L’air retentissait d’explosions et de décharges rugissantes.
— Je dois te protéger, Thor’h. Tu es le futur Premier Attitré. Et moi… je deviendrai bientôt Mage Imperator. (Il savait que son père percevait l’attaque hyrillkienne via le thisme. Cela risquait-il de hâter sa fin ?) Nous devons nous éloigner du champ de bataille.
À cause de la diminution de la luminosité, des milliers d’éclairages s’allumèrent automatiquement dans la citadelle, comme s’il s’agissait de la fin d’une journée ordinaire.
Jora’h retrouva son frère Rusa’h sous les grandes arches tapissées de vignes de la place à ciel ouvert, en proie aux flammes et au chaos. Celui-ci agitait les mains, faisant ondoyer ses manches à soufflet.
— On ne doit pas paniquer ! Je vous en prie, mettez-vous à l’abri.
— Mais où ? cria un danseur. Où peut-on aller ?
Rusa’h entraîna les artistes loin des incendies et des explosions. Ses compagnes d’agrément s’attroupèrent autour de lui, leur visage strié de suie, de sang, de poussière et de sueur.
— Allez aux bassins à remous, dit-il d’un ton qui trahissait son désespoir et son impuissance. Vous serez à l’abri… j’espère.
Elles filèrent, pleines de confiance, malgré le manque d’assurance évident de Rusa’h.
Les appareils hydrogues croisaient au-dessus du paysage. Le premier striait les champs de nialies de ses éclairs bleutés, le second de ses ondes réfrigérantes. Alors que ce dernier pivotait, indifférent aux vedettes qui le harcelaient en vain, Jora’h se rendit compte que la prochaine attaque raserait le palais-citadelle.
— Que tout le monde fiche le camp de la colline ! Partez et dispersez-vous !
L’Attitré d’Hyrillka regarda son frère, d’abord confus, puis soulagé.
— Oui, faites ce que dit le Premier Attitré !
Les gens se mirent à courir. Des traînards continuaient d’affluer de l’intérieur du palais.
Enfin, la navette de sauvetage de Kori’nh atterrit dans la cour, sa coque portant la marque fumante d’un tir hydrogue. De nombreux Hyrillkiens coururent dans sa direction, mais des soldats du kith des guerriers émergèrent des écoutilles, sur le qui-vive dans leur armure bardée d’épines.
— Reculez ! Nous sommes là pour les Attitrés, selon les ordres de l’adar Kori’nh.
Agrippé au bras de son oncle, Thor’h titubait vers la navette.
— Oui, emmenez-nous !
Jora’h interpella l’un des guerriers de la navette.
— Combien de personnes peuvent tenir là-dedans ?
— Vous, Premier Attitré, votre fils, et votre frère.
— Combien d’autres ? insista Jora’h.
— Notre mission est de vous ramener en lieu sûr. Peut-être quelques-uns de vos neveux, mais c’est tout.
— C’est moi qui donne les ordres. Je suis le Premier Attitré.
Jora’h attendit la réponse, et le guerrier finit par dire :
— La capacité maximale de la navette est de quarante-huit personnes, en plus des Attitrés.
— Bien. Commencez à les embarquer.
Rusa’h s’arracha à l’étreinte de Thor’h.
— Non ! Mes favorites se trouvent toujours dans le palais-citadelle. Je leur ai dit de nous retrouver dans les bassins à remous. On doit les secourir. Elles… elles sont très importantes pour moi.
— Pas le temps, rétorqua Jora’h.
Au-dessus de leurs têtes, l’orbe de guerre approchait dangereusement. Un éclair bleuté éventra le flanc de la colline où les évacués couraient pêle-mêle dans les rues.
— On ne peut pas les abandonner comme ça ! lança l’Attitré d’Hyrillka. Certaines portent mes enfants.
Soudain, une expression inédite de courage transfigura son visage. Il se retourna et courut à l’intérieur du palais, se frayant un chemin dans les corridors défoncés et encombrés de débris.
— Elles comptent sur ma protection. Je les sauverai !
Jora’h avait toujours considéré son frère comme un enfant gâté, insipide et jouisseur. À présent, il était stupéfait de le voir manifester tant de bravoure. Puis il songea à ses propres amantes, en particulier à sa chère Nira Khali. Oui, pour Nira il se serait engagé au cœur d’une attaque hydrogue. Exactement comme Rusa’h.
D’un ton acéré, Thor’h ordonna aux guerriers :
— Arrêtez mon oncle avant qu’il soit blessé ! Votre devoir est de secourir l’Attitré d’Hyrillka. C’est le fils du Mage Imperator !
Sans hésiter, deux guerriers traversèrent l’entrée et disparurent dans le labyrinthe du palais, sur les traces de Rusa’h. Une petite foule d’Hyrillkiens se bousculait en direction de la navette.
Au-dessus, le second orbe lança une volée d’éclairs sur l’armature tarabiscotée du palais. Des explosions éventrèrent les murs voûtés. Des fragments provenant des jardins suspendus jaillirent au milieu des flammes.
Quatre rayons électriques convergèrent sur le cœur de la citadelle où Rusa’h avait disparu, détruisant une aile entière. Les murs se disloquèrent, de la fumée jaillit à flots. Thor’h s’échappa de l’abri qu’offrait la navette et se mit à courir en direction de la section effondrée.
— Mon oncle, non ! Il est piégé à l’intérieur ! On doit le sortir de là…
Jora’h et trois gardes foncèrent pour le rattraper.
Harcelés par les croiseurs lourds de Kori’nh, les deux vaisseaux hydrogues traversèrent le ciel. Des ondes réfrigérantes frappèrent huit vedettes, les balayant comme des grains de blé emportés par une bourrasque.
Les musculeux guerriers parvinrent à franchir les couloirs en ruine pour atteindre la salle des bassins à remous. Les murs et le dôme du plafond s’étaient effondrés, n’offrant au regard que des tessons et des blocs transparents.
— Il est entré juste avant l’explosion, dit l’un des guerriers. L’Attitré doit être enfoui sous les débris.
— Il est mort, gémit Thor’h.
De leurs mains griffues, les guerriers balancèrent des décombres de chaque côté, déplaçant des poutrelles de soutien et des barres de renfort pour avancer. En basculant, des piliers avaient bloqué l’Attitré, mais l’avaient également protégé de la chute de pans entiers du plafond.
Enfin, ils déblayèrent une main blême et un lambeau de vêtement moucheté de sang. Quatre compagnes d’agrément avaient survécu, trempées et blessées, de l’autre côté du champ de débris. Certaines se trouvaient dans le bassin quand l’attaque avait débuté ; deux s’étaient noyées, assommées par la chute de blocs.
L’incendie gagnait tout le palais et la fumée s’amoncelait. Jora’h se rua en avant pour aider, bien que sa force ne puisse rivaliser avec celle des soldats.
Au-dehors résonnaient des cris, des explosions et des tirs. Jora’h se concentra sur la tâche de dégager le corps de son frère. Il essaya de le percevoir par le thisme, mais les filaments lumineux des rayons-âmes s’étaient estompés dans l’obscurité.
Deux soldats soulevèrent une énorme colonne de pierre et la firent retomber de côté dans un bruit de tonnerre, révélant enfin le visage empâté de Rusa’h. Ses joues étaient meurtries, ses yeux clos et bouffis, sa bouche tordue par la douleur. Sa chevelure se contractait. Son pouls était faible, mais perceptible.
— L’Attitré est en vie ! s’exclama l’un des soldats.
— Sortez-le de là, ordonna Thor’h.
De ses mains d’oisif, il racla les décombres jusqu’à ce qu’ils aient complètement dégagé son oncle. Il le soutint tandis que les soldats le soulevaient avec délicatesse.
— Vite. Il faut grimper à bord de la navette. Adar Kori’nh nous attend.
Chargés de Rusa’h, dont les blessures saignaient, les soldats dévalèrent le hall jonché de débris, accompagnés de Jora’h, Thor’h et des quatre compagnes d’agrément qui les suivaient de près. Le troisième fils du Mage Imperator souffrait de blessures sérieuses, mais il vivait.
La navette était remplie de dizaines de réfugiés lorsqu’ils embarquèrent. Le pilote ne perdit pas de temps. Les moteurs poussés à fond, le vaisseau surchargé s’éloigna du palais-citadelle en feu. L’un des navires de guerre ildirans quitta la ligne de défense pour aller l’intercepter.
L’adar lui-même les accueillit dans la baie d’appontage, bien qu’il sache qu’il n’aurait pas dû quitter le centre de commandement au cœur d’une bataille. Il fut soulagé de voir Jora’h et son fils Thor’h, puis catastrophé en voyant l’Attitré d’Hyrillka en si piteux état.
Des médecins arrivèrent en courant, examinèrent les blessures de Rusa’h et en profitèrent pour s’occuper des autres réfugiés embarqués. Thor’h resta au chevet de son oncle inconscient et couvert de sang. Bien qu’il soit inerte, celui-ci s’accrochait à la vie.
Adar Kori’nh lança un ordre par radio :
« Repliez-vous ! Que toutes les vedettes se regroupent autour de mon vaisseau. Nous devons protéger le Premier Attitré et son fils. Je… ne peux rien faire pour sauver le reste de la population. »
Le croiseur amiral se retira à distance des globes ennemis, qui poursuivaient leur funeste ouvrage. Puis, de manière aussi soudaine qu’incompréhensible, ces derniers s’interrompirent. Ignorant la Marine Solaire, ils quittèrent l’atmosphère sans se hâter.
Jora’h, qui les observait depuis le centre de commandement du croiseur endommagé, dit :
— Pourquoi ? Pourquoi causer tant de destructions, puis… simplement partir ?
Kori’nh demeurait aussi immobile qu’un arbre pétrifié, luttant pour contenir l’émotion qui l’étreignait.
— Peut-être n’ont-ils pas trouvé ce qu’ils cherchaient.
Sans un mot d’explication ni de victoire, les orbes de guerre hydrogues s’évanouirent dans l’espace, laissant la planète, jadis paisible, recouverte de ruines fumantes.