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NIRA
À l’aube, les sirènes se mirent à mugir, alertant les Ildirans autant que les humains. Encore ensommeillés, les prisonniers – hommes, femmes et enfants – émergèrent des baraquements dans le plus grand désordre.
— Un incendie ! Tout le monde à l’ouvrage !
Les baraquements de reproduction furent eux aussi ouverts, et les femmes fertiles qui s’y trouvaient, poussées dehors afin d’aider aux secours.
Deux semaines plus tôt, la matrice de Nira avait expulsé le résultat de son union avec le squameux. Pour la fécondation, on l’avait forcée à passer cinq jours avec le kith reptilien… mais la fausse couche s’était révélée bien pire. En contemplant la dépouille distordue, la jeune femme s’était dit que l’avortement spontané avait été un acte de miséricorde. Et, sur Dobro, la miséricorde était une denrée rare…
Bien qu’elle n’ait pas encore recouvré sa forme, elle rejoignit ses compagnons sans broncher. Les médecins avaient décrété qu’elle était suffisamment remise pour travailler au même titre que les autres.
Protégés par des gardes, des surveillants couraient le long des clôtures ; ils utilisaient les talents d’organisation inhérents à leur kith pour rassembler des groupes normalement dévolus à l’extraction d’opalios, au travail de la mine ou au creusement de canaux d’irrigation. Aujourd’hui, ce qui les attendait était autrement important. C’était la saison sèche, et des incendies se déclaraient partout.
Dans l’aube qui décolorait peu à peu le ciel, Nira aperçut des taches charbonneuses sur les collines de l’est. Elle sentit l’âcre odeur de la fumée qui dérivait. Soudain, les arbremondes lui manquèrent terriblement ; elle ressentait cruellement l’impossibilité de toucher leur écorce blonde, de laisser son esprit vagabonder dans le réseau proliférant de la forêt… On pouvait toujours puiser en eux de la force. Une force dont elle aurait eu besoin en cet instant.
Une fois les prisonniers rassemblés, l’Attitré de Dobro alla se camper sur sa plate-forme d’observation située à l’extérieur des clôtures. Il les contempla, le visage impassible.
— Les incendies recommencent, annonça-t-il. Cela fait longtemps qu’ils n’ont pas été aussi destructeurs.
Nira détestait Udru’h, mais elle redressa le menton et le fixa du regard. Ce qui l’avait dégoûtée le plus n’avait pas été l’union avec le squameux, mais avec lui. L’Attitré avait cherché à la dominer, comme s’il voulait prouver sa supériorité sur son frère aîné. Pis, il élevait sa fille bien-aimée, Osira’h, sa Princesse. Comme s’il pouvait jouer le rôle de bon père de famille. S’occupait-il autant de ses autres enfants ? Y compris de celui qu’il avait eu avec elle ?
Comme le ciel pâlissait, on apporta pioches, pelles et autres outils des entrepôts de fournitures. Les gardes et les surveillants portaient des tenues ignifugées, mais ils ne distribuèrent aux humains que des masques censés les protéger des cendres.
— Vous formerez notre ligne de défense, commanda l’Attitré de sa voix rogue. Vous devez creuser des tranchées afin que les flammes ne puissent franchir les collines et détruire le camp.
Il attendait des ouvriers ildirans qu’ils suivent ses ordres tout autant que les prisonniers humains, même s’ils devaient périr de fatigue ou de brûlures. Nira avait déjà accompli cette besogne pénible et éreintante : elle savait combien elle était vitale. Mais elle le ferait pour les plantes, non pour l’Attitré.
Des véhicules et des chariots flottants transportèrent quelques groupes de soldats du feu jusqu’aux collines ravagées par les flammes. Des bombardiers d’eau écumaient la zone afin d’empêcher le brasier de s’étendre.
Le vent reprit, sifflant par-dessus les crêtes et soulevant des particules siliceuses qui frappaient le visage de Nira comme de minuscules piqûres d’abeilles. Elle rajusta le bout d’étoffe sur son nez et sa bouche, mais ses yeux lui piquaient. Elle était une prêtresse Verte, de sorte que la fumée suscitait en elle une horreur viscérale. Toutefois, elle continua de marcher, tête baissée, en direction de la ligne de front.
Elle regarda le feu qui consumait dans sa course l’herbe tendre et les arbres épineux. De nouveau, le souvenir de la forêt-monde l’assaillit, et elle compatit à la silencieuse agonie que subissait cette poignée d’arbres rabougris. Le feu est le pire cauchemar, pire même que le viol…
L’un des gardes lui tendit une sorte de bêche. Elle rejoignit ses camarades, prête à tout pour endiguer l’incendie. Au moins pourrait-elle peut-être s’avérer utile ici, en protégeant quelques arbres, même s’il ne s’agissait que de très lointains cousins de la forêt-monde. C’était un objectif à sa portée.
Les recrues creusaient des fossés dans le sol herbeux, puis allumaient des contre-feux afin de supprimer tout combustible permettant au brasier de poursuivre sa progression. Nira aperçut l’incendie qui s’engouffrait dans une vallée abritant des arbustes noirs. Son télien avait été rompu, mais elle sentit presque leur appel de désespoir lorsque les flammes atteignirent la parcelle de forêt.
Les équipes de lutte contre l’incendie comptaient des adolescents et des enfants, dont l’étrange morphologie ne laissait aucun doute sur leur métissage. Sans peur, ils couraient au-devant des flammes pour vaporiser du retardant anti-feu. Nira essaya de deviner leur âge. Les larmes teintées par la suie qui coulaient de ses grands yeux n’étaient pas seulement provoquées par la fumée : l’Attitré de Dobro n’éprouvait aucune pitié, et usait de tout le monde à son gré. Certains enfants étaient peut-être les siens, mais elle ne le saurait jamais. Et cela ne faisait aucune différence pour l’Attitré.
Nira les plaignait. Elle aurait voulu les aider d’une quelconque façon, mais elle ne pouvait être sur tous les fronts. Elle devait se concentrer sur une bataille à la fois.
Les feux recouvraient les collines de Dobro. Tandis que la lutte se poursuivait sans relâche, Nira perdit le fil des heures.