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LE MAGE
IMPERATOR
Bron’n surgit, porteur de mauvaises nouvelles. Via le thisme, le Mage Imperator ressentait la fébrilité de son garde du corps. Il savait déjà que le pire surviendrait bientôt, malgré ses multiples tentatives de garder Jora’h sous sa coupe.
Depuis plusieurs heures, l’empereur se trouvait sous la hautesphère, allongé dans son chrysalit. Il s’accrochait à l’adulation de ses sujets, tirant leurs rayons-âmes et y puisant un semblant de force. Malgré l’intense douleur que lui causaient ses tumeurs, il refusait de se cacher à la vue des pèlerins et des demandeurs. Plus maintenant.
Du manche de son katana de cristal, Bron’n refoula deux nageurs plongés dans une oraison interminable.
— Le Premier Attitré a trouvé un vaisseau, Seigneur, murmura-t-il. Il a l’intention d’embarquer tout de suite.
Cyroc’h sentit ses yeux lui piquer.
— Oui, je l’ai senti. Jora’h ne peut se cacher de moi. Il sait que je vois toutes ses actions – et pourtant il veut encore partir.
Il écarta les nageurs d’un geste de sa main potelée. Avec une crainte respectueuse, ceux-ci reculèrent au fond de la salle d’audience.
— Son vaisseau décollera pour Dobro dans moins d’une heure, le pressa Bron’n. Dois-je rameuter des gardes ? Je peux l’arrêter par la force.
Le Mage Imperator exhala un profond soupir.
— Non. Si le Premier Attitré résiste, il serait très mauvais pour toi de braver ses ordres directs. Une heure, cela me suffira.
Mobilisant ce qui lui restait de force, il se redressa et leva les mains en signe de bénédiction. La douleur palpitante de son crâne ne diminuait jamais. Il contempla la salle d’audience ainsi que les Ildirans venus le voir. Au-dessus de leurs têtes, des oiseaux et des insectes multicolores voletaient dans le terrarium suspendu. Paradisiaque, paisible… mais, en cet instant, la Source de Clarté lui semblait très lointaine.
Durant son siècle de gouvernance, Cyroc’h avait guidé l’Empire sur la voie de son destin, et il avait mérité sa place dans La Saga des Sept Soleils. Son crâne reposerait dans l’ossuarium au côté de ses prédécesseurs, luisant pendant mille ans. Cela lui suffisait.
S’il différait plus longtemps sa tâche, tout ce qu’il avait accompli s’effondrerait. Cela ne devait pas arriver.
— Je me retire dans ma chambre de méditation, annonça-t-il au public. J’ai fait de mon mieux pour mon peuple, et celui-ci s’est montré digne de moi. Il a remboursé mes efforts au centuple. Rappelez-vous toujours combien j’ai apprécié tout ce qu’il a fait en mon nom.
Il fit un signe aux assisteurs, qui se ruèrent autour du chrysalit. Bron’n les suivit, docile, mais troublé par ces paroles. Une fois dans la chambre, le Mage Imperator chassa les assisteurs. De leur voix haut perchée, ces derniers le supplièrent de les laisser le masser, de peigner sa tresse, d’oindre ses mains et ses pieds.
— Laissez-moi seul, insista-t-il, complètement seul.
Bron’n fit respecter cet ordre au moyen de son bâton, puis se posta à l’entrée de la chambre. Le Mage Imperator lui adressa un sourire las.
— Tu es mon plus loyal serviteur, Bron’n. Attends dehors. Verrouille la porte et ne laisse entrer personne à l’exception de Jora’h.
Bron’n fit un pas dans le corridor.
— Dois-je mander le Premier Attitré, Seigneur ?
— Inutile, répondit-il avec un sourire étrange. Il viendra de son propre chef.
Bron’n laissa le Mage Imperator sans poser plus de question.
Sachant que Jora’h s’apprêtait en ce moment même à voler un vaisseau pour aller sauver sa maîtresse sur Dobro, Cyroc’h n’hésita pas. Le temps des hésitations était révolu.
Il ouvrit une alvéole située dans son chrysalit et en sortit une fiole de liquide turquoise. Des médecins la lui avaient préparée quelques jours plus tôt – l’ultime service qu’ils lui avaient rendu. Ils avaient demandé ce qu’il avait l’intention d’en faire, craignant qu’il euthanasie l’Attitré d’Hyrillka toujours plongé dans le coma. Le Mage Imperator avait saisi la fiole sans répondre. Plus tard, il avait ordonné à Bron’n de prendre des dispositions afin de se débarrasser des médecins trop curieux.
Il tenait le poison, admirant sa couleur ; dans la lumière rouge, il tirait sur le violet. Quelques gouttes suffirent. La substance toxique coula tel un feu glacé le long de sa langue puis de sa gorge. Le Mage Imperator se rallongea, les yeux clos. L’effet serait rapide…
Il ressentit le flot ravageur qui se diffusait en lui, rongeant ses terminaisons nerveuses, remplaçant la douleur atroce de ses tumeurs par un froid détachement, puis une puissante ascension vers la Source de Clarté, toujours plus brillante.
Qu’il le veuille ou non, Jora’h comprendrait bientôt quelles étaient ses nouvelles responsabilités. Le thisme serait sans merci.
Cyroc’h ne disposait pas d’autre moyen de convaincre son successeur. À l’instant de son trépas, le thisme serait rompu, les liens éparpillés. La toile commencerait à se défaire. Jora’h n’aurait d’autre choix que de prendre sa place. Il devrait faire ce qu’il fallait, et Cyroc’h savait que son fils ne s’y déroberait pas.
Il le devait.
Sa longue tresse se convulsa, comme si elle manquait d’air. Le Mage Imperator tenta de rouvrir les yeux afin de capter une dernière fois la lueur des sept soleils, mais la Source de Clarté était trop intense… Le poison agitait ses membres, mais la souffrance s’était fondue en un bienheureux engourdissement. C’était comme si les envahisseurs nichés au fond de son crâne avaient été tués en premier. Voilà au moins un soulagement. La lumière grandit derrière ses paupières, luisant tel le cœur d’un soleil.
Le Mage Imperator eut un dernier hoquet, puis mourut, un sourire angélique aux lèvres.