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ADAR KORI’NH
— Les Ildirans doivent remporter une victoire, déclara l’adar Kori’nh à l’équipage de sa maniple – ses guerriers, ses héros… Aujourd’hui plus que jamais, ajouta-t-il en passant machinalement la main sur son crâne rêche.
Il se campait fièrement dans le centre de commandement du navire amiral du qul Bore’nh. Ses vaisseaux, les plus prestigieux de la Marine Solaire, ornés d’ailerons et de voiles qui battaient à chaque changement de direction, étaient dotés du meilleur armement jamais créé. Kori’nh savait qu’il aurait pu obtenir dix fois plus de volontaires. Il n’était pas le seul à avoir éprouvé de l’impuissance face à l’ennemi.
Tout était prêt, il ne tenait qu’à lui que le sacrifice en vaille la peine.
Chacun de ses congénères – Kori’nh y compris – s’était senti perdu après la disparition du Mage Imperator. Avant peu, probablement demain, le Premier Attitré aurait repris le contrôle, renoué les rayons-âmes et indiqué à tous la voie de la Source de Clarté.
Mais Kori’nh était le commandant suprême de la Marine Solaire, et il avait sa propre idée quant à la façon de conduire une guerre. Ici, libéré des contraintes du thisme, il pouvait enfin la mettre à l’œuvre.
— Vers le système de Qronha, en avant toute ! ordonna-t-il, et les quarante-neuf croiseurs lourds se mirent en formation de bataille. À notre tour d’engager le combat. Et de détruire l’ennemi.
L’équipage applaudit, heureux de le suivre en cette période de chagrin et d’incertitude. Une fois encore, l’adar avait orné son uniforme des galons, médailles et insignes que le Mage Imperator lui avait remis en personne. Oui, c’était ainsi que les légendes se souviendraient de lui.
— Aujourd’hui, nous deviendrons immortels dans La Saga des Sept Soleils.
Au cœur du système qronhien, non loin d’Ildira, une petite étoile jaune gravitait si près d’une géante rouge massive que celle-ci siphonnait sa matière. Qronha 3, la seule planète jovienne de ce système binaire, avait abrité l’une des plus anciennes cités des nuages jamais implantées par l’Empire. Partout ailleurs, les Vagabonds avaient pris en main le secteur de l’écopage d’ekti, mais le complexe géant de Qronha 3 était demeuré un bastion symbolique pour les Ildirans. En détruisant l’usine et en tuant les milliers de personnes qui y travaillaient, les hydrogues avaient déclaré la guerre à l’Empire tout entier.
Aujourd’hui, c’était au tour de la Marine Solaire de mener une attaque surprise : à l’endroit précis où le conflit avait débuté.
La géante gazeuse enflait telle une cloque à mesure que la maniple décélérait.
— Les hydrogues rôdent quelque part en dessous, dit Kori’nh.
Le qul Bore’nh se tenait à côté de lui, prêt à donner les ordres de déploiement standard. Les septars, qui commandaient chacun un groupe de sept vaisseaux, armaient leurs canons.
— Nous devons les trouver, et les faire souffrir, continua l’adar. Nous montrerons aux hydrogues comme à notre peuple que nous en sommes capables. Aucun commandant n’a jamais eu devoir plus important que celui-ci.
Il inspira longuement afin de se concentrer. Le vide résonnait toujours sous son crâne. Dès que Jora’h aurait renoué le thisme, Kori’nh ne pourrait plus agir par lui-même. Il savait qu’il ne restait que peu de temps. Il devait frapper maintenant.
Il ordonna à ses vaisseaux de pénétrer dans la haute atmosphère de Qronha 3, puis de s’enfoncer vers les strates plus chaudes. Au cours de la première bataille, la Marine Solaire avait remporté une victoire – unique et partielle, mais qui montrait l’exemple.
Cette fois, l’adar avait l’intention d’en obtenir plus.
Comme ses croiseurs s’élançaient, Kori’nh songea à l’une des grandes batailles de l’Histoire terrienne : la défaite d’un général inspiré mais finalement vaincu nommé Napoléon. Waterloo.
— Soyez parés.
La maniple descendit à travers des bandes nuageuses rouille, jaune et gris. Les bangs supersoniques qu’elle produisait se répercutèrent dans les hauteurs du ciel.
Kori’nh fit diffuser un message par tous les croiseurs : « Hydrogues, nous récupérons cette planète au nom de l’Empire ildiran et exigeons votre départ immédiat. »
Le qul Bore’nh se tourna vers lui.
— Croyez-vous que l’ennemi va capituler ?
— Absolument pas, répondit Kori’nh, le visage de marbre. Mon intention est de les provoquer.
Il ordonna aux quarante-neuf vaisseaux de s’écarter au maximum les uns des autres tout en conservant leur formation. Des vedettes de reconnaissance s’égaillèrent dans les vents vaporeux.
Lorsque les orbes de guerre apparurent, Kori’nh était préparé, sinon soulagé.
Maintenant, cela commence pour de bon.
— Engagez le combat !
Les croiseurs tirèrent une pluie de missiles cinétiques et des faisceaux à haute énergie qui criblèrent les appareils ennemis. Sur les écrans, les traînées d’ionisation et les nappes de fumée transformèrent bientôt le champ de bataille en un patchwork confus de signaux et de cibles. Les images des capteurs commençaient à se brouiller.
Les hydrogues ripostèrent vertement en lâchant des salves électriques.
Kori’nh laissa se poursuivre cet échange plusieurs minutes, afin d’attirer plus d’orbes de guerre hors des profondeurs. Lorsque ceux-ci endommagèrent les propulseurs d’un croiseur, il sut qu’il était temps de changer de tactique.
« Le moment est venu d’écrire notre partie de la grande histoire de notre peuple, transmit-il. Chaque vaisseau de notre maniple est prêt à porter un coup sévère à nos ennemis. Quelle ampleur donnerons-nous à notre victoire ? (Il se tourna vers son officier en second.) Qul Bore’nh, à vous de donner l’ordre. »
Le sous-commandant parla calmement :
« Septars, répartissez-vous les cibles. Nous avons la possibilité de détruire quarante-neuf adversaires. (Tous les croiseurs accusèrent réception.) Machinistes, mettez vos moteurs interstellaires en surcharge.
Kori’nh saisit la rambarde. Il percevait la sombre détermination qui émanait de son équipage. Ils s’étaient sentis sans cesse vaincus, mais ils entrevoyaient enfin une occasion de prendre leur revanche.
Il avait donné des instructions formelles à une septe d’éclaireurs : les vedettes devaient rester à l’écart du combat, afin de témoigner de cette bataille décisive. Ensuite, ils rentreraient immédiatement sur Ildira et décriraient dans leur rapport au nouveau Mage Imperator ce que la Marine Solaire avait accompli.
Kori’nh émit un ultime message à l’équipage réduit de chaque croiseur :
« C’est ici et maintenant que nous allons gagner notre place dans La Saga. N’y a-t-il pas de plus noble fin pour un Ildiran ? »
Les propulseurs interstellaires rugirent sous la pression comme leurs réacteurs accumulaient la puissance d’une supernova. Déjà, le centre de commandement devenait brûlant, tandis que les orbes de guerre fonçaient sur eux.
— Que les hydrogues soient témoins de leur propre folie, murmura-t-il.
Sur l’écran tactique, il vit un premier croiseur lourd, ses tuyères incapables de dissiper la chaleur infernale des réacteurs, s’écraser sur un orbe de guerre avec la force d’un marteau frappant une enclume. L’intensité de l’explosion aveugla un moment les capteurs de proue du vaisseau amiral… comme si une porte s’était entrouverte sur la Source de Clarté.
À tribord, une autre nova anéantit un deuxième orbe de guerre. Les extraterrestres n’avaient pas encore compris le plan de Kori’nh.
— Nous les avons pris par surprise, pour changer.
Son croiseur s’élança à son tour. Kori’nh gardait les yeux fixes alors que la proue fendait les nuages. La cible surgit dans toute sa perfection géométrique. L’adar aperçut la ville enclose au sein des parois translucides, supposées impénétrables.
— Plus que quelques secondes, annonça Bore’nh.
Le vaisseau étranger grossissait, emporté par sa vitesse croissante. Des décharges sautaient d’une pointe pyramidale à l’autre. Mais le croiseur allait trop vite pour être dévié de sa course, et les moteurs avaient atteint leur point de non-retour.
Rien ne pourrait les arrêter.
À l’instant final, Kori’nh s’accorda un sourire, qui balaya tous les doutes, toutes les déceptions qu’il avait endurés au long de sa carrière.
Parfait.
Le croiseur percuta le globe géant, alors même que les moteurs ne pouvaient plus contenir la surcharge. Kori’nh garda les yeux ouverts jusqu’au bout comme un jaillissement de lumière blanche engloutissait l’univers tout entier.