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NIRA
Nira contemplait le camp d’élevage tandis que le crépuscule semblait remplir le ciel de Dobro de sang coagulé. Jadis, les colons du Burton avaient établi ici un début de colonie. Avant que les choses tournent à la tragédie.
En imagination, Nira pouvait toujours voyager jusqu’à la forêt-monde, quand bien même elle savait que celle-ci ne pouvait l’entendre. Ses années de prêtrise, et avant cela son expérience d’acolyte où elle lisait des histoires aux arbremondes, mais aussi le souvenir de sa famille qui l’avait toujours aimée malgré son incapacité à comprendre sa passion – tout cela la rendait forte. Parfois, à la nuit tombée, elle racontait des histoires aux autres prisonniers : le roi Arthur et les chevaliers de la Table ronde, Beowulf, Roméo et Juliette. Les captifs ne faisaient pas la différence entre fiction et réalité.
Nira pouvait toujours chanter de vieilles chansons folkloriques que les colons avaient apportées avec eux sur le vaisseau-génération Caillié. Au cours des années passées ici, elle avait fredonné des couplets sans queue ni tête et récité des comptines amusantes à ses bébés jusqu’à ce que les médecins les lui retirent. Elle espérait qu’un jour, elle pourrait revoir – et peut-être même secourir – sa fille Osira’h. Sa Princesse.
La capitale de Dobro, édifiée des siècles avant l’arrivée du Burton, était un amas de buildings ajourés. Après le coucher du soleil, des illuminateurs s’allumaient dans les rues afin de repousser la nuit. Situé en périphérie, le camp d’élevage n’était éclairé que par quelques globes de lumière crue au coin des clôtures, les humains étant moins sensibles à l’obscurité.
On sonna l’appel du repas dans les baraquements communs. Parfois, Nira les rejoignait, mais en cet instant elle préférait demeurer là, à la limite du camp. Sa peau verte avait absorbé suffisamment de lumière pour la nourrir.
Elle regarda vers l’horizon ; des arbres broussailleux au feuillage noir tachetaient les collines. Si un jour elle parvenait à rétablir un télien avec la forêt-monde, elle appellerait à l’aide et apprendrait ce qui s’était passé dans le Bras spiral depuis sa capture.
Les autres femmes présentaient un physique sévère, adapté à une existence de dur labeur et des grossesses répétées. Tous les enfants viables subissaient des tests à la naissance. Certains nouveau-nés hybrides souffraient de malformations si horribles qu’on les euthanasiait aussitôt. Les autres étaient laissés à leur mère plusieurs mois, avant d’être retirés pour être élevés par des moniteurs spécialisés dans les villes de Dobro. Seuls les bébés purement humains restaient au camp avec leurs parents, afin de perpétuer l’espèce.
Nira tourna son regard vers une résidence magnifiquement éclairée de la cité ildirane ; c’était là que l’Attitré de Dobro vivait. Des années auparavant, il avait ordonné aux gardes d’amener la jeune fille dans sa tour, où se trouvait sa chambre, évitant de la sorte les baraquements de reproduction du camp, trop inconfortables à son gré. Udru’h ressemblait tant à son frère qu’au cours des séances d’accouplement, Nira avait essayé d’imaginer que c’était Jora’h qui la tenait dans ses bras. Mais ses caresses étaient comme du papier de verre sur sa peau, ses doigts comme des barbelés, si bien qu’elle en avait ressenti de la nausée des jours durant.
Pendant sa grossesse, la première après Osira’h, elle avait prié pour faire une fausse couche, afin d’expulser de son corps ce fœtus haï. Mais l’enfant, un garçon, était né sain et vigoureux. Malgré sa répugnance pour le père, Nira s’était attachée à l’enfant innocent. Puis Rod’h était parti lui aussi. Elle espérait qu’il ne ressemblerait pas à son père en grandissant.
Lorsque Udru’h était venu prendre le garçonnet, Nira avait tenté de lui extorquer quelques bribes d’information sur sa Princesse. Mais il l’avait rabrouée :
« Ne me questionne plus jamais à ce sujet. Osira’h n’est plus ton affaire. Elle porte le poids d’un empire sur les épaules. »
Ces paroles avaient rempli Nira à la fois de frayeur et d’espoir. Que voulait-il faire d’Osira’h ? Tandis que l’obscurité s’installait, Nira contempla la grande tour de la résidence, bastion chargé de rêves… Sa Princesse vivait là. Elle le savait. Elle le sentait.
La résidence de l’Attitré baignait dans une chaude lumière, offrant l’apparence d’un endroit agréable. Nira se demanda combien de ses enfants vivaient encore dans la ville de Dobro, s’ils étaient élevés ensemble et examinés sans cesse. À moins qu’on les ait ramenés sur Ildira pour être exhibés tels des trophées devant le Mage Imperator ?
Nira tressaillit lorsqu’une petite silhouette apparut à la plus grande fenêtre. Une fillette, dont la taille correspondait à l’âge d’Osira’h. Son cœur se mit à battre la chamade et elle se pressa contre la clôture. Elle se concentra, étendant son esprit pour tenter d’accrocher le lien télépathique qui l’avait reliée à la forêt-monde. Si seulement elle pouvait atteindre un arbremonde… n’importe quel arbre ! Elle désirait désespérément communiquer avec son enfant, la chair de sa chair.
Nira agrippa la clôture sans se soucier des coupures. Princesse ! Cette silhouette menue, était-ce sa fille ? Si elle pouvait la voir, lui envoyer un message, lui dire la vérité…
Mais elle ne perçut aucun embryon de réponse. Même si elle parvenait à nouer un lien, elle doutait qu’Osira’h sache l’interpréter.
Néanmoins, Nira avait retrouvé le moral. Elle l’avait vue, c’était un début !