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RLINDA KETT
La surprise fut totale pour Rlinda Kett lorsqu’elle reçut une convocation du président Wenceslas en personne. La négociante se morfondait avec son vaisseau sur la Lune en espérant que personne ne remarquerait sa facture impayée.
Elle n’avait aucune idée du motif de cette invitation. Ou bien elle avait commis quelque crime abominable, ou bien le président voulait quelque chose. Avait-il appris la désertion de BeBob ? Même si c’était le cas, pourquoi un homme aussi important que lui se préoccuperait-il d’un pilote manquant à l’appel ? Et pourquoi s’embarrasserait-il de la retrouver, elle ?
On radioguida le Curiosité Avide jusqu’à la zone réservée aux invités spéciaux du Palais des Murmures, puis Rlinda reçut une autorisation immédiate d’atterrir. Elle chercha une place parmi les vaisseaux officiels et les escorteurs royaux.
Deux personnes l’accueillirent au pied du Curiosité lorsqu’elle en émergea. Elle ne reconnut pas l’homme, un blond aux traits germaniques, mais la vue de la femme gracieuse qui se tenait à côté de lui réchauffa le cœur de Rlinda.
— Sarein ! J’avais oublié que tu avais été nommée ambassadrice de Theroc sur Terre.
La jeune femme était habillée de vêtements terriens impeccables, ornés de foulards traditionnels theroniens. Ses yeux étaient durs, mais son sourire parut sincère lorsqu’elle dit :
— Nous nous sommes entraidées pour neutraliser diverses entraves au commerce. Nous sommes toutes deux des femmes d’affaires inventives et résolues. Comment aurais-je pu ne pas venir te saluer ?
La jeune femme conservait ses distances pour la forme, mais Rlinda n’hésita pas à l’envelopper dans une étreinte maternelle.
— De l’inventivité, on va en avoir sacrément besoin. Cette fichue guerre a fait capoter les espoirs de beaucoup en matière de commerce. J’ai un cargo rempli d’articles de luxe dont personne ne veut, et je ne peux même pas voyager dans le Bras spiral pour démarcher d’autres clients. (Elle grogna.) Si j’aperçois un de ces fichus orbes de guerre, je lui montre mes fesses par le hublot – je jure que je le fais !
Le blond les conduisit jusqu’à un vaisseau privé. D’une voix languissante, Sarein dit :
— Peut-être pourrait-on en toucher un mot à Basil, pour qu’il achète une partie de ta cargaison. Cela fait longtemps que je n’ai pas fait de repas theronien digne de ce nom. Je n’aurais jamais pensé que des mets que j’ai détestés tout au long de mon enfance me manqueraient un jour… Pourtant, c’est le cas.
Une fois à bord du vaisseau, Rlinda ne put contenir sa curiosité.
— Eh bien, je suis prête à t’écouter, Sarein. Pour quelle raison exacte m’a-t-on fait venir ici ?
Sarein eut un sourire impénétrable.
— J’ai entendu dire par le président Wenceslas qu’il avait besoin d’un pilote de vaisseau pour une mission rapide et discrète. Bien entendu, je lui ai proposé de te contacter.
Rlinda ne put dissimuler son scepticisme.
— Tu veux dire que le président de la Hanse n’a trouvé personne ?
— Oh, il aurait pu. Mais je lui ai épargné cette peine, et gagné quelques petits avantages par la même occasion. Es-tu prête à gagner une commission confortable et tout à fait légitime, ou préfères-tu continuer à t’endetter, coincée dans ton dock lunaire ?
Rlinda sourit avec chaleur, mais son cœur battait la chamade. Enfin un travail régulier !
— Tant que le gouvernement me fournit de l’ekti et ne mégote pas avec moi, je suis certaine que l’on trouvera un compromis équitable.
Arrivées à la pyramide du siège de la Hanse, Sarein conduisit Rlinda jusqu’au luxueux bureau de Basil Wenceslas et la lui présenta. Elle resta à la porte dans l’espoir que le président lui propose de rester, mais celui-ci s’adressa à elle sans détour :
— Mme Kett et moi devons discuter sans témoin, Sarein.
Une fois seule, Rlinda s’installa sur un canapé. Basil ne lui offrit pas de rafraîchissement. En fait, il ne fit preuve d’aucune des amabilités d’usage en de telles circonstances. Il s’assit à son bureau impeccablement rangé, joignit les mains devant lui et en vint directement au fait.
— L’un de nos mondes, Crenna, nécessite des fournitures d’urgence. Les Ildirans l’ont abandonné à la suite d’une épidémie qui a décimé leur scission. Aujourd’hui, une fièvre d’origine totalement différente affecte les colons humains. Il n’y a eu qu’un seul décès, mais 30 % de la population est alitée ou en convalescence, et dans l’incapacité de travailler.
Rlinda tâcha de rester impassible, mais en entendant le nom de la planète elle dut étouffer un hoquet. Cela ne l’étonnait pas que BeBob ait choisi un monde ravagé par une épidémie. Faisait-il partie des victimes ? Son ex-mari aurait peut-être mieux fait de poursuivre ses missions pour l’armée.
— Et vous avez besoin de quelqu’un pour… quoi, au juste ? Évacuer les colons, leur imposer une quarantaine ? Les bichonner ? Je n’ai rien d’une Florence Nightingale 1, monsieur le Président.
— Je ne vous demande rien d’aussi extravagant, madame Kett. Il s’avère que la tavelure orange n’est pas difficile à traiter. Les Crenniens ont une assistance médicale de base, mais aucun moyen de fabriquer le médicament anti-amibien dont ils ont besoin. La Hanse, en revanche, peut le synthétiser facilement. J’aimerais que vous le leur livriez.
Il finit par leur servir à tous les deux un verre de thé glacé. Tout en sirotant sa boisson, Rlinda prit son air le plus maternel pour dire :
— Eh bien, voilà qui est très gentil à vous, monsieur le Président. (Elle s’essuya les lèvres avant de reposer son verre.) Mais je n’y crois pas une seconde. Crenna n’est pas aussi importante que cela pour la Hanse. La population et les ressources locales sont trop insignifiantes pour vous intéresser – fièvre ou pas. Dites-moi réellement pourquoi vous m’envoyez là-bas.
Sa perspicacité étonna Basil, mais il ne perdit pas de temps en excuses.
— Comment se fait-il que vous en connaissiez autant sur Crenna, madame Kett ?
— Je suis bloquée sur la base lunaire. Je n’ai pas trouvé grand-chose à faire d’autre que de me documenter sur des marchés potentiels.
Disons que je mens par omission, songea-t-elle. Elle avait étudié la colonie dès l’instant où elle avait reçu le message codé de BeBob. Wenceslas lui dit sans fard :
— En effet, votre mission ne se limitera pas à cela. Il y a des années, j’ai envoyé sur Crenna un homme chargé d’analyser tout ce que les Ildirans ont abandonné. Son nom est Davlin Lotze. C’est un enquêteur, doué pour élaborer des théories à partir de preuves minimes qu’il est seul capable de dénicher.
— Ah, c’est donc un espion, dit Rlinda.
— C’est un exosociologue enquêteur secret, rectifia Basil d’une voix un peu pincée – puis il sourit. Mais vous pouvez user du terme d’« espion » si vous préférez les mots simples. Lorsque vous livrerez le médicament, trouvez-le. Je veux que vous emmeniez Lotze sur une planète nommée Rheindic Co, et que vous y demeuriez jusqu’à la fin de sa mission. Il attend votre arrivée sur Crenna.
Rlinda fronça les sourcils.
— Rheindic Co, n’est-ce pas l’un de ces mondes klikiss désertiques ?
— Vous connaissez assurément vos planètes, madame Kett. Peu de gens en ont entendu parler.
Il entreprit un exposé sur l’expédition archéologique des Colicos et leur disparition.
— Je suppose que je serai mieux là-bas que dans mon dock spatial à attendre que quelqu’un m’invite à sortir, dit Rlinda avec un rictus d’autodérision. Il me faudra suffisamment d’ekti pour convoyer votre espion partout où il devra se rendre.
Il ne s’agissait là que d’un prélude à ses exigences. Dès qu’il l’eut mise au courant des détails officieux de la mission, elle comprit qu’elle avait la main. Sa soudaine âpreté déconcerta Basil. S’il avait escompté qu’elle accepterait d’emblée sa proposition, il se rendit rapidement compte de son erreur et dut négocier sans concession. Rlinda renchérit, lisant dans le pétillement de ses yeux qu’en réalité ce marchandage l’amusait.
Elle parvint à lui soutirer une forte somme d’argent et un plein d’ekti. Pour sceller le marché, elle lui vendit la moitié de sa cargaison d’articles de luxe du Curiosité, en présumant qu’il les partagerait avec Sarein. Elle considéra que, l’un dans l’autre, elle avait réalisé une transaction avantageuse.
Mais elle savait au fond d’elle-même qu’elle se rendait surtout sur Crenna pour s’assurer que BeBob allait bien.
Tandis qu’elle fendait l’espace, Rlinda Kett se sentait pousser des ailes. Elle avait presque oublié combien il était excitant de naviguer entre les systèmes planétaires. L’injustice qu’avaient commise les hydrogues à l’encontre des humains – les forçant à renoncer non seulement à l’extension de leur civilisation, mais aussi au simple plaisir de naviguer à travers le Bras spiral – lui donnait envie de cracher sur le premier orbe de guerre qu’elle apercevrait.
Bien sûr, le Flambeau klikiss s’était avéré une erreur monumentale, et elle se sentait désolée que les hydrogues aient subi tant de pertes… mais cela avait été un accident, et le Vieux roi Frederick, la Hanse et le reste de l’humanité avaient tenté de faire amende honorable. Malheureusement ces maudits extraterrestres n’avaient rien voulu savoir.
Quelques soleils épars luisaient, tout proches : des endroits qu’elle n’avait jamais visités, des noms qu’elle n’avait vus que sur des cartes stellaires. Crenna se situait aux confins des frontières de l’Empire ildiran, où la Ligue Hanséatique avait à peine mis le pied. L’étoile qui marquait le centre des coordonnées, un soleil orangé standard moucheté de taches, illuminait la planète habitable.
Avec une tendresse outrancière, Rlinda se remémora ses bons moments passés avec Branson Roberts, oubliant fort à propos les disputes qui avaient émaillé leur orageux mariage. Elle désirait avec ardeur le revoir. Sa mission avait été préparée sans rien laisser au hasard : le Curiosité Avide transportait un plein chargement de médicaments, ainsi que des provisions suffisantes pour assurer un séjour prolongé sur Rheindic Co. Ensuite, peut-être que le président la garderait sur sa liste pour accomplir d’autres petits boulots. Après toutes ces années de vaches maigres, sa vie prenait enfin un tour positif.
Une fois de plus, les hydrogues gâtèrent la fête.
Comme elle alignait sa trajectoire d’approche sur le système crennien, de grands vaisseaux surgirent, à proximité immédiate. Les détecteurs devinrent fous et elle activa les systèmes d’urgence. Cinq sphères géantes hérissées de pointes traversaient l’espace, prêtes au combat.
Rlinda coupa ses moteurs sur-le-champ. Au sein des ténèbres glacées de l’espace, le Curiosité privé de stabilisateur se mit à tournoyer, laissant une trace certes légère mais détectable – si tant est que les créatures des abysses gazeux se préoccupent d’elle.
— Qu’est-ce que vous fichez ici ? grommela Rlinda.
Elle consulta les documents adjoints aux cartes stellaires de la Hanse afin de vérifier ce qu’elle savait déjà. Le système crennien n’abritait aucune géante gazeuse. Il ne devrait pas y avoir d’hydrogue ici !
Elle donna une poussée afin de changer de direction et de dériver hors du système, espérant que les extraterrestres ne l’aient pas repérée.
Elle ne se souvenait pas avoir entendu parler d’attaque d’hydreux contre des vaisseaux individuels ; toutefois, l’idée d’ouvrir le score ne la tentait guère. Elle avait prétendu qu’elle montrerait ses fesses à l’ennemi par un hublot ; à présent qu’elle en avait l’occasion, l’idée ne lui paraissait plus si bonne… Son vaisseau était exposé, vulnérable.
— Ne vous occupez pas de moi, marmonna-t-elle. Il n’y a personne d’autre que nous, les astéroïdes…
Mais l’espace autour d’elle était dangereusement vide, sans rien d’autre que quelques flocons de poussière derrière lesquels se cacher.
Les cinq orbes hydrogues ne prêtèrent pas attention au Curiosité.
Ils convergeaient vers l’étoile centrale, tel un essaim d’abeilles autour d’une ruche. Ils alternaient des cercles et des piqués, scannant les taches de la photosphère, voltigeant au milieu des projections ignées comme les enfants d’un parc qui s’exposent à un arroseur. Des heures durant, Rlinda demeura immobile, dans un silence glacé, tandis qu’une sueur de nervosité picotait sa peau et que les cinq sphères rôdaient au-dessus du soleil.
Puis, sans raison apparente, elles se réunirent et filèrent hors du système.
— Bon débarras, murmura Rlinda.
Les mains tremblantes, elle ralluma les moteurs et poursuivit sa route en direction de Crenna. Même la perspective de l’épidémie était préférable à celle de rester là.
1. L’Anglaise Florence Nightingale (1820-1910) est restée célèbre comme pionnière des soins infirmiers. Elle fut inspirée par sa foi. (NdT)