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TASIA TAMBLYN
Des étincelles jaillirent du tableau de commandes de Tasia Tamblyn lorsque les hydrogues frappèrent de nouveau. Elle ne comptait plus le nombre d’orbes de guerre qui avaient émergé des nuages d’Osquivel, courroucés par le bombardement des FTD.
Non seulement cette opération n’était pas une bonne idée, pensait-elle, mais Robb était mort pour rien.
Sur sa gauche, une avalanche de courts-circuits enflamma une console. Les officiers, déjà découragés par les ravages qui avaient lieu autour d’eux, réagirent dans la confusion. Un éclair en dents de scie ricocha sur la proue de la Manta – par chance, sans causer trop de dommages.
Un nouvel impact fit osciller le croiseur. Aussitôt, des alarmes stridentes se répercutèrent à travers les ponts, augmentant le chaos. Des éclairages de secours clignotants plongèrent la passerelle dans une lueur rougeâtre. Tasia s’épongea le front, puis lança rapidement des ordres afin de s’assurer qu’ils s’éloignaient du champ de bataille.
Zizu tomba à la renverse lorsqu’une décharge balaya sa console tactique. Un jeune lieutenant eut la présence d’esprit de projeter de la mousse d’extincteur sur les circuits crépitants. Le sergent rampa à l’écart, puis alla chercher un médikit afin de soigner ses brûlures. Tasia aboya un ordre à un opérateur pour qu’il prenne son poste.
Tout autour, les orbes de guerre tiraient sans distinction. Des dizaines de Rémoras partaient en fumée. Sur les fréquences militaires, ordres et contre-ordres se succédaient au milieu de cris de terreur et de vaines imprécations à l’égard des créatures des abysses gazeux.
L’un des Mastodontes dérivait dans l’espace, détruit. Seuls quelques modules-bouées avaient pu être lancés, ne sauvant qu’une poignée de naufragés. Tasia ordonna à son équipage de récupérer tous les modules-bouées des environs, tandis que la Manta se frayait un chemin hors des anneaux.
Les hydrogues continuaient d’affluer sans cesser de tirer. À la radio, l’ordre de retraite générale se répétait en boucle. Comme si ce n’était pas déjà le cas…
Tasia fit dévier son croiseur afin d’éviter une épave en flammes, entourée d’un amas de rochers provenant des anneaux. Malgré les obstacles, elle accéléra au maximum. Elle n’avait plus le choix. La moitié des contrôles étaient morts, et l’un des propulseurs hors service.
— Allez, allez ! (Tasia manipulait elle-même les commandes de navigation, faisant courir ses mains sur le clavier.) Ce machin se comporte comme une cité des nuages ildirane au cœur d’une tempête…
Elle aperçut quatre Mantas incapables de rallumer leurs propulseurs pour s’échapper du champ de bataille spatial. Seul l’un d’entre eux transmettait encore un signal de détresse, de plus en plus faible. Sous le regard horrifié de Tasia, trois orbes de guerre encerclèrent le croiseur et ouvrirent le feu, le réduisant en shrapnels embrasés.
Un autre coup direct perça un trou dans sa Manta. L’air jaillit de la brèche, tuant un nombre indéterminé de membres d’équipage sur deux ponts inférieurs. Des cloisons se rabattirent automatiquement, scellant les ouvertures afin de limiter les dommages. Plusieurs voyants lumineux s’éteignirent sur le panneau de contrôle d’état du vaisseau. Tasia ressentit comme une offense personnelle cette nouvelle blessure infligée à son croiseur.
— Zizu, à votre poste ! Lâchez une nuée de drones fracasseurs. Faites-les exploser dès que l’on sera hors de portée, et espérons que l’onde de choc sèmera la pagaille parmi les orbes de guerre.
La jeune femme se replongea dans l’observation des écrans afin de déterminer la trajectoire de fuite la plus sûre. Le chef de la sécurité remplaça le conscrit qui tapait sans grande efficacité sur la console tactique.
— Il ne reste plus que sept fraks, commandant !
— Envoyez-les tous ! Plus besoin de les économiser. Et balancez tous nos carbo-disrupteurs. Ce ne sera sûrement pas suffisant pour détruire ces foutus hydreux, mais ça leur flanquera peut-être la migraine !
Comme le croiseur prenait de l’altitude, l’explosion des fracasseurs frappa les globes cristallins. L’onde de choc projeta Tasia sur sa console. Elle aperçut sur son écran l’un des orbes qui s’étoilait de craquelures. Peut-être ces nouvelles armes n’étaient-elles pas tout à fait inutiles…
L’orbe endommagé projeta un autre éclair. Le coup défléchi provoqua néanmoins une brusque surtension dans les propulseurs, réduisant leur puissance de moitié.
— Il nous faut davantage d’énergie, cria Tasia, on doit aller plus vite !
Le technicien système arracha les panneaux d’accès des consoles et jeta un coup d’œil à l’intérieur.
— Les propulseurs sont fichus, commandant. Les câbles d’alimentation ne peuvent plus fournir assez de jus, et on ne peut pas dévier les systèmes auxiliaires.
— Les systèmes auxiliaires sont H.S. eux aussi ! cria le lieutenant Elly Ramirez. Il nous faudrait un mois rien que pour s’échapper du plan orbital.
— Merdre ! Dans ce cas, changez de perspective, rétorqua Tasia d’un ton acerbe. Seuls les médiocres se laissent arrêter par l’impossible. (Elle se pressa vers le technicien et chancela lorsqu’un coup effleura la coque – mais elle n’avait pas le temps de s’en préoccuper.) Utilisez l’énergie des systèmes de survie. Déversez toute la puissance possible dans les propulseurs – et faites ça pour avant-hier !
— Mais sans les systèmes de survie, commandant, nous…
— Avalez une grande bouffée d’air et enfilez un pull : pour survivre, il faut échapper aux orbes de guerre… sinon, nous ne serons plus qu’un joli monument aux morts. (Elle bouscula le technicien et entreprit de dévier les câbles.) Si vous voulez continuer à servir sur mon vaisseau, vous avez intérêt à mieux connaître ses systèmes. Et être capables de les faire fonctionner quelles que soient les circonstances.
Elle entendit un signal de détresse du croiseur de Fitzpatrick. Il demandait des renforts, mais se trouvait trop enfoncé dans les lignes ennemies, et il restait trop peu de vaisseaux opérationnels – en particulier à sa profondeur. Il ordonnait à la fois à ses artilleurs d’ouvrir le feu et au reste de l’équipage d’abandonner le bord.
Tasia n’avait aucun moyen d’aider Fitzpatrick. Une part d’elle-même la poussait à retourner le soutenir rien que pour pouvoir ensuite lui coller un œil au beurre noir ; mais son propre vaisseau était tout juste capable de fuir dans son état, et elle tenait la vie de son équipage entre ses mains. Même s’il avait été son meilleur ami, elle n’aurait pu lui venir en aide. Une poignée de modules-bouées jaillit de la Manta à l’agonie. Puis Tasia n’entendit plus d’autre appel.
Les hydrogues rouvrirent le feu et désintégrèrent la Manta de Fitzpatrick.
Une fois l’énergie des systèmes de survie déviée, les propulseurs disposaient enfin de la puissance nécessaire, et Tasia hissa son croiseur jusqu’à l’essaim de vaisseaux survivants. D’un même élan, ils fuirent dans la noirceur de l’espace, hors des anneaux mortels d’Osquivel.
La jeune femme n’avait pas eu le temps de prendre pleinement conscience de la mort de Robb. Plus tard, si elle s’en sortait, elle penserait à toutes les folies qu’elle lui avait dites, à toutes les erreurs qu’elle avait commises, et au courage héroïque autant que stupide de son ami.
Les systèmes de survie à présent désactivés, le vacarme des alarmes était insupportable. Tasia sentait déjà la température chuter, même s’ils pouvaient survivre une bonne journée dans l’atmosphère actuelle.
— Les alarmes, commandant, lança un technicien : les systèmes s’effondrent comme des dominos ! Que faut-il faire ?
Maussade, Tasia avança jusqu’à une console. Elle trouva les circuits qu’elle cherchait, les empoigna à mains nues et les extirpa dans une gerbe d’étincelles. Les alarmes se turent, cédant soudain la place à un silence assourdissant.
— Voilà. Plus d’alarme. Je pourrai mieux examiner les systèmes sans tout ce boucan. (Elle regarda ce qui restait de son équipage, encore incapable de prendre la mesure du désastre qu’ils laissaient derrière eux.) Maintenant, fichons le camp d’ici.