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TASIA TAMBLYN
À la suite de l’attaque de Passage-de-Boone, Basil Wenceslas organisa une réunion d’urgence du haut commandement des forces armées sur la base martienne. La défaite avait été écrasante, aussi le général Lanyan demanda-t-il à un large échantillon d’officiers d’y participer, en particulier ceux qui avaient été en contact direct avec les hydrogues.
Ce qui incluait Tasia Tamblyn et Robb Brindle, deux héros de la bataille de Passage-de-Boone.
La salle de réunion était une pièce creusée dans le flanc d’un canyon. Ses murs avaient été recouverts d’une résine transparente qui laissait paraître l’oxydation naturelle de la roche. Une fenêtre en vitroblinde ouvrait sur un paysage rosé, sillonné de nuages de poussière.
Zébrant le ciel, des Rémoras argentés accomplissaient des manœuvres de combat. Des soldats sautaient de transporteurs de troupes, utilisant des ailes à large portance destinées à ralentir leur descente dans l’atmosphère raréfiée. Au sol, des fantassins s’exerçaient aux techniques de siège contre des bastions bien défendus.
Tasia ne comprenait pas à quoi servait ce déploiement d’activité face à un ennemi si radicalement étranger.
— Commençons par les bons côtés, monsieur le Président, dit le général Lanyan, qui siégeait en bout de table. Tout compte fait, les dommages subis sur Passage-de-Boone par la patrouille du quadrant 7 ont été relativement réduits. Nous n’avons perdu qu’un croiseur Manta et deux cent douze Rémoras.
Le président Wenceslas n’eut pas l’air impressionné.
— Donc, cela a moins ressemblé à une débâcle que nos précédents accrochages… tout en restant quand même un désastre.
L’amiral Stromo, l’officier de liaison, opina.
— Je crois que c’est ce que voulait dire le général, monsieur.
L’amiral Willis ajouta, un sourire de fierté aux lèvres :
— Grâce à la rapidité et à l’esprit d’initiative du commandant Tamblyn ici présente, nous avons évacué avec succès plus de la moitié de la population.
Lanyan se tourna vers Tasia et inclina la tête à contrecœur en signe de respect envers les exploits d’une vulgaire Vagabonde.
Il avait fallu des jours pour récupérer les survivants, épuisés, qui dérivaient sur une mer d’huile, puis pour les installer dans des camps de réfugiés. Plus tard, il serait sans doute possible d’utiliser les pins noirs abattus pour rebâtir ; toutefois, pour le moment, la planète devait être abandonnée, et les ouvriers transportés sur d’autres colonies hanséatiques – dont la plupart souffraient déjà de rationnement.
Tasia aurait dû rester muette et accepter les félicitations en silence, mais la réunion commençait déjà à l’ennuyer.
— Excusez-moi, messieurs, dit-elle, mais l’unique raison pour laquelle il n’y a pas eu 100 % de pertes, c’est que les orbes de guerre se moquaient éperdument de nous. S’ils avaient attaqué, ils auraient pu exterminer toute vie sur Passage-de-Boone et auraient écrasé notre flotte sans que l’on puisse rien y faire. Cela n’aurait pas été différent de ce qui s’est passé sur Jupiter.
L’amiral Stromo grimaça au souvenir de la facilité avec laquelle sa flotte s’était fait vaincre.
— Eh bien, intervint l’amiral Willis, nous avons été pris par surprise et forcés de rester sur la défensive. J’admets que l’on a sous-estimé l’ennemi. Mais voilà cinq ans que nous renforçons notre armement.
Stromo sauta sur l’occasion de montrer son domaine de compétences.
— Oui, nous avons renforcé nos cuirassés et développé nos vaisseaux de guerre. Le Goliath, que l’on a remis à neuf, est plus puissant qu’il ne l’était avant d’avoir été endommagé au large de Jupiter. Nous sommes prêts à tester de nouvelles armes sur le terrain – parmi lesquelles des missiles à tête nucléaire.
— Ah, des atomiques… du classique, renchérit Fitzpatrick. Sans oublier les drones fracasseurs à impulsion, et les carbo-disrupteurs : on espère qu’ils pourront fendre la coquille de diamant des orbes.
— Si ça marche, objecta Basil Wenceslas.
Malgré sa gêne, Robb Brindle soutint Tasia.
— Je suis d’accord avec le commandant Tamblyn, messieurs. J’étais à la tête des escadrons de Rémoras, sur Passage-de-Boone comme sur Jupiter. À mon avis, les hydrogues sont loin d’avoir utilisé toutes leurs armes contre nous.
Les officiers de haut rang se retournèrent pour le fixer, et Robb se tassa sur son siège.
— Les Forces Terriennes n’ont pas engagé assez de puissance de feu, c’est aussi simple que ça, dit Fitzpatrick en regardant Lanyan comme s’il exprimait simplement sa pensée. Maintenant, la situation a changé. Nous savons d’où viennent les attaquants, grâce à la reconnaissance, aussi fougueuse qu’imprudente, du lieutenant-colonel Brindle.
— À moins qu’il ait simplement été courageux et perspicace, corrigea Tasia, assez fort pour tout le monde l’entende.
L’amiral Willis pinça les lèvres.
— Eh bien, on sait que les hydreux vivent à l’intérieur de géantes gazeuses. Mais, à présent, on a localisé une de leurs bases. Une info décisive.
Fitzpatrick se pencha en avant.
— Pourquoi ne les incinère-t-on pas avec un autre Flambeau klikiss, comme on l’a fait par accident sur Oncier ? Voilà qui les convaincrait peut-être de ne plus nous ennuyer…
Autour de la table, un silence gêné indiqua que cette idée leur était venue à tous, mais que personne ne voulait la prendre en considération. Finalement, ce fut Basil Wenceslas qui prit la parole.
— Alors, cela leur donnerait un motif de nous poursuivre : la vengeance. Jusqu’à présent, les dommages dont nous avons souffert ont été aléatoires, mais cela pourrait empirer. Nous savons qu’ils peuvent transformer en scories n’importe quelle colonie, et ils ont battu à plate couture les FTD à chaque engagement. Je propose que nous laissions le Flambeau klikiss en réserve, pour le moment.
Les autres participants parurent soulagés, mais Lanyan déclara :
— Néanmoins, monsieur le Président, nous devons riposter d’une manière ou d’une autre.
Celui-ci croisa les bras sur la table, les yeux perdus dans le paysage martien.
— Vous suggérez une offensive générale ? Êtes-vous si pressé de perdre d’autres vaisseaux dans une vaine bataille ?
Lanyan s’éclaircit la voix et fit face à Wenceslas, l’expression stoïque.
— Je suis pressé de démontrer notre potentiel militaire, et il n’y a pas de meilleur endroit qu’Osquivel. Cela vaut le coup, même si nous devons… subir d’autres dégâts.
— Cette fois, fit remarquer Fitzpatrick, on pourrait doter certains vaisseaux de ces soldats compers fraîchement sortis d’usine. Ce serait l’occasion de les tester en situation de combat et de diminuer les pertes en vies humaines.
— Excusez-moi, messieurs, mais si je puis… proposer une alternative ?
L’intervenant n’était autre que « Stromo le pantouflard ». Tasia se rendit compte qu’il ne regardait pas le général : il avait ourdi son plan sans consulter son officier supérieur.
— Mais certainement, dit le président.
— Il nous faut admettre qu’il ne sera pas possible de venir à bout de cette guerre par les armes. Ses fondements défient toute comparaison avec n’importe quel conflit historique. Humains et hydrogues ne se disputent pas à propos de territoires ou de croyances. Nous ne possédons rien de ce qu’ils veulent, qu’il s’agisse de ressources, d’espace ou d’objets religieux. D’après ce que nous savons, nos stations d’écopage ne portent pas préjudice à leurs géantes gazeuses.
— Eh bien, releva Robb, le Flambeau klikiss a fait exploser une de leurs planètes.
— C’était une regrettable erreur, mais il semblerait que les hydrogues ne l’ont pas interprété comme ça. Leurs représailles sont disproportionnées. Entrer en communication avec les hydrogues permettrait au moins de fixer les règles. Si nous persistons à pointer nos armes sur eux, nous perdrons. Regardez la réalité des faits. (Stromo posa les poings sur la table.) Il faut trouver un moyen de faire la paix, d’une manière ou d’une autre. Nous devons trouver un terrain d’entente avec eux. Ouvrir le dialogue.
Wenceslas le considéra avec calme.
— Et comment vous y prendriez-vous, Amiral ? Nous n’avons aucun moyen de leur envoyer un message. Les hydrogues n’ont aucun ambassadeur que nous puissions contacter…
— Ils l’ont fait une fois, monsieur le Président. Leur émissaire s’est rendu au Palais des Murmures, enfermé dans un caisson pressurisé afin de survivre dans notre environnement. Ne pourrait-on pas faire de même ? Construire l’équivalent d’une cloche de plongée grâce à laquelle notre porte-parole pourrait s’enfoncer dans les profondeurs de la géante gazeuse ? Les rencontrer face à face, sur leur terrain. Utiliser les arbremondes afin de leur envoyer un message, si les prêtres Verts sont disposés à nous aider.
— Et ensuite ? demanda le président. En se faisant sauter, l’émissaire des hydrogues a tué le roi Frederick ainsi que tous les gens présents dans la salle du Trône.
— Peut-être que si notre envoyé les rencontrait sur leur terrain, il pourrait leur expliquer. Et nous excuser pour Oncier. Que dites-vous d’un ambassadeur enfermé dans une cloche, quelqu’un qui transmettrait le message ?
— On pourrait l’automatiser, proposa Tasia. Ou y embarquer l’un des compers Soldats.
Stromo secoua la tête.
— Pas si simple. Il nous faut quelqu’un capable de piloter au cœur des nuages, dans l’un des pires environnements qui existent. C’est un territoire inexploré, qui exigera des décisions rapides.
— Et puis, cela ôterait la petite touche personnelle, renchérit Fitzpatrick.
Les doigts de Basil tambourinaient sur la table.
— On ne peut tout de même pas faire d’un diplomate un pilote virtuose.
À présent, Stromo souriait.
— En effet. En revanche, on peut prodiguer une formation éclair de diplomatie à un pilote chevronné. Tout ce dont on a besoin, c’est qu’il amène les hydreux à nous écouter. On peut lui faire apprendre des déclarations préparées d’avance, juste ce qu’il faut – tout ce qu’il aura à faire, c’est de délivrer le message. Ou bien, si vous voulez risquer la vie de deux personnes, envoyez un diplomate et un pilote.
— C’est déjà assez dingue avec une personne, intervint l’amiral Willis. Je déconseille formellement d’en envoyer deux.
Lanyan lança un regard mauvais à son commandant du quadrant 0, clairement agacé qu’il ne l’ait pas consulté en premier.
— Nous ne trouverons personne. Qui se porterait volontaire pour une mission aussi ridicule, Lev ? C’est du suicide.
— Moi, je le ferai, déclara Robb Brindle après un court silence. (Tous les yeux pivotèrent dans sa direction, et il se redressa sur son siège.) Cela pourrait sauver des dizaines de milliers de soldats, et peut-être à terme des millions de colons.
Tasia le regarda, atterrée. Elle aurait voulu lui donner un coup de pied sous la table.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? souffla-t-elle.
— Ils ne trouveront pas de meilleur pilote – tu le sais. Je te demande aussi de ne pas m’envoyer en cour martiale pour mon imprudence, lorsque je me suis lancé à la poursuite des hydrogues. Cela bouleverserait mes parents, ajouta-t-il avec un sourire embarrassé.
— Et pourquoi les hydrogues l’écouteraient-ils ? interrogea le président, faisant le tour de la table du regard.
Saisissant l’occasion de combiner les deux plans, Fitzpatrick intervint aussitôt :
— Parce qu’en plus de la carotte, on aura le bâton ! Amenons une flotte massive sur Osquivel, montrons de quoi on est capables, puis envoyons Brindle dans sa cloche pressurisée pour négocier. Il énoncera son texte et, si les hydreux sont d’accord pour discuter, tout le monde sera content. Si quelque chose… d’infortuné lui arrive, on revient au plan initial – et on réduit ces enfoirés en bouillie !
Le président Wenceslas réfléchit en silence. Tasia s’apprêtait à crier qu’ils étaient fous d’envisager pareille entreprise, mais Lanyan se tourna vers Robb.
— Très bien, j’accepte votre offre, commandant Brindle, bien que je ne sois pas certain qu’il s’agisse d’une récompense ou d’une réprimande pour nous avoir permis de découvrir le repaire des hydrogues.
— Merci, monsieur… je suppose.
L’esprit en ébullition, Tasia s’étendit sur sa couchette, dans sa chambre du quartier des officiers.
Elle voulait courir prendre Robb dans ses bras… et lui reprocher vertement son stupide machisme. Mais elle savait qu’elle ne lui ferait jamais changer d’avis. Il avait pris sa décision – et, en toute honnêteté, elle ne pouvait lui en vouloir. Elle aurait sans doute fait la même chose… sauf qu’en s’engageant chez les Terreux, elle n’avait jamais eu pour objectif de négocier, mais de punir les hydrogues pour ce qu’ils avaient fait à son frère.
Robb et elle ne s’étaient jamais déclaré leur amour, mais ils avaient un arrangement tacite. Leur caractère les avait attirés l’un vers l’autre. À un niveau qu’ils prenaient soin de ne pas analyser, oui, ils partageaient de tendres sentiments. Toutefois, en raison de l’angoisse et de la mort qui pouvait survenir à tout instant, ils préféraient vivre leur relation au jour le jour. Il était fou, pour deux officiers, d’envisager des projets d’avenir au beau milieu d’une guerre.
Outre les FTD, Tasia était loyale envers les Vagabonds. Les anneaux d’Osquivel abritaient l’un des plus grands chantiers spationavals, et une gigantesque flotte était sur le point de le débusquer. La Hanse serait ravie de découvrir les usines que Del Kellum y avait installées.
Tasia devait donc envoyer un avertissement à Rendez-Vous. Les modules d’habitation d’Osquivel devaient être évacués, les usines camouflées. Les Vagabonds avaient toujours excellé dans l’art de déménager discrètement… Ils s’attelleraient à effacer toute trace des chantiers.
Mais la base martienne des FTD était sous contrôle strict, et aucun vaisseau de Vagabond n’était autorisé à s’approcher des zones militaires. Tasia n’avait aucune chance d’établir un contact direct, et elle n’osait pas envoyer un message susceptible d’être intercepté. Peut-être pourrait-elle obtenir une permission sur la base lunaire, où s’arrêtaient des vaisseaux marchands.
Elle vérifia la liste des transferts, pour s’apercevoir, la mine sombre, qu’aucun n’était prévu avant trois semaines ; de là, le prochain vaisseau vagabond n’arriverait pas avant six jours. Trop long, bien trop long.
Il faudrait des mois aux FTD pour constituer une flotte à partir des vaisseaux dispersés et fabriquer le caisson pressurisé de Robb. Du côté des Vagabonds, l’évacuation d’Osquivel nécessiterait des efforts drastiques.
Si elle parvenait à les avertir à temps.
Après une longue méditation, Tasia s’aperçut qu’elle possédait déjà le messager idéal. Elle appela EA. Son comper personnel abandonna les tâches qu’il effectuait pour l’armée et arriva dans ses quartiers.
— EA, j’ai une mission pour toi. La plus importante que je t’aie jamais confiée.
— Oui, Tasia Tamblyn. Quelle est-elle ?
Son Confident ne paraissait pas impressionné le moins du monde. Tasia sourit et révéla son plan.
— Tu dois filer de Mars et gagner Rendez-Vous pour délivrer un message à l’Oratrice Peroni.