63

NIRA

Nira et ses compagnons de travail avaient quitté l’enceinte fortifiée et se dirigeaient vers les collines déchiquetées. La lumière solaire nourrissait sa peau émeraude, la maintenant en vie.

À l’équipe qui progressait à ses côtés, elle racontait comment elle parcourait les arbres majestueux de Theroc et percevait la présence réconfortante de l’antique forêt, son intelligence sommeillante… Aucun descendant du Burton n’avait vu de plante plus haute que les broussailles ratatinées des collines. La plupart d’entre eux ne pouvaient pas concevoir de tels arbres et estimaient que la prêtresse Verte inventait encore des histoires.

En entrant en symbiose avec la forêt, Nira s’était intégrée au réseau organique. Elle avait communiqué avec les autres prêtres et avait puisé dans la base de données d’une vastitude et d’une complexité inconcevables qui s’était accumulée au fil des millénaires. Mais ici, sur Dobro, elle était coupée de la forêt-monde.

À l’est, les versants étaient couverts d’une herbe haute, brunâtre. Des épineux tapissaient les anfractuosités. Nira contempla avec envie leur feuillage, les imaginant comme des cousins dégénérés de la forêt-monde. Mais ce n’était pas pareil.

Des travailleurs et des gardes ildirans, portant chacun l’uniforme de leur kith, conduisaient des camions qui transportaient les humains jusqu’aux sites d’excavation. Ces kiths avaient été créés pour un travail spécifique, et il ne leur serait jamais venu à l’esprit que les prisonniers puissent ne pas désirer passer leurs jours à servir l’Attitré de Dobro.

Mélancolique, Nira soliloquait à mi-voix :

— On apprend à certains des jeunes les plus agiles de Theroc à devenir danseurs-des-arbres. Ils sautent et pirouettent dans les airs, rebondissant d’un rameau à l’autre. (Elle sourit au souvenir de leurs spectacles, de leurs bonds à couper le souffle et de leurs tournoiements.) Les arbres les aident, de sorte que personne n’est jamais tombé.

À côté d’elle, une femme d’un certain âge raclait la poussière et extirpait des morceaux de roc sans paraître impressionnée. Nira soupira, mais continua de parler. Bien que les prisonniers affectaient de ne pas lui prêter attention, elle savait qu’ils écoutaient. Qu’avaient-ils d’autre à faire pour s’occuper l’esprit ?

Leurs surveillants les menèrent au fond d’arroyos où les intempéries avaient dégagé des fossiles nacrés à l’intérieur des strates géologiques. L’outil de Nira effritait le grès friable. Cet arroyo était un cimetière de coquillages entortillés, de magnifiques mollusques et de pseudo-anémones calcifiées. Les opalios fossilisés et les squelettes iridescents étaient polis, puis sculptés en bijoux précieux : la principale ressource de Dobro… hormis les fruits monstrueux des croisements génétiques.

Nira tailla dans la roche jusqu’à ce qu’elle extraie une coquille en tire-bouchon intacte, qui avait un jour abrité une créature tentaculaire… Les doigts douloureux, elle nettoya le fossile au moyen d’une brosse abrasive. L’objet, superbe, étincelait au soleil. Les forces de la nature avaient préservé cette mystérieuse créature en la muant en pierre. Des millions d’années plus tard, Nira venait de la libérer.

Elle déposa son butin dans le sac le plus proche, se demandant si, à l’instar de celui-ci, elle et ses compagnons seraient un jour libérés.

 

Au retour au camp, les ouvriers furent nettoyés à l’eau glacée d’une lance à haute pression. Nira s’écarta, nue et trempée. Mais elle ne pouvait se soustraire aux regards inquisiteurs des médecins, qui examinaient les femmes fertiles tous les trois jours.

Après des générations de captivité, la pudeur n’était plus qu’un souvenir. Les reproducteurs humains présentaient une grande variété de traits et de couleurs de peau, mais la prêtresse Verte attirait toujours leur attention. Elle n’éprouvait pas de honte, seulement de la résignation.

Sur l’ordre de l’Attitré, Nira devait être enceinte aussi souvent que possible. Aucune autre prisonnière ne s’était montrée aussi « intéressante ».

Des médecins l’attrapèrent par le bras, et le cœur de la jeune femme martela sa poitrine. Elle les suivit en traînant les pieds vers les installations médicales.

Les premières fois, Nira avait résisté, en luttant et se débattant. Elle s’était jetée sur ses geôliers pour les étrangler ou leur griffer les yeux… en vain : les gardes l’avaient aisément terrassée, puis les médecins l’avaient sanglée et avaient pratiqué leurs tests. En châtiment, ils l’avaient enfermée dans le noir pendant une semaine. Plus tard, les arbrisseaux qu’elle faisait pousser autour des baraquements leur avaient fourni un moyen de pression ; ils pouvaient les déraciner ou les piétiner.

Elle avait décidé d’inventer d’autres moyens de résister.

Dans le laboratoire brillamment éclairé, les docteurs lui prélevèrent du sang et des échantillons cellulaires, puis sondèrent son utérus afin de vérifier son état. Ils se parlaient entre eux mais jamais à elle, sinon pour lui aboyer des ordres. À présent, elle savait quoi faire, quand bien même elle haïssait cela.

Elle ferma les yeux comme des instruments s’enfonçaient dans son intimité. Des larmes picotèrent ses yeux, et elle serra les dents à se faire mal aux mâchoires. Elle savait que sa dernière grossesse remontait à longtemps – un bébé robuste et calme, issu d’un kith de soldat.

Les seuls espoirs qu’elle nourrissait étaient terribles : peut-être la dernière naissance avait-elle causé des complications, ou bien des kystes ovariens ou un blocage de ses trompes de Fallope l’empêcheraient-ils d’avoir d’autres bébés. Alors, elle ne serait plus utile que comme travailleuse – un sort peu plaisant, mais préférable à ce qu’elle avait vécu jusqu’à présent.

Mais le médecin prononça ces mots odieux :

— Elle est fertile. (Nira tressaillit, laissant échapper une plainte muette qu’elle refoula aussitôt.) Vérifiez avec quel kith l’Attitré souhaite l’apparier.

Les gardes entraînèrent la jeune femme vers les baraquements de reproduction. Ils lui feraient mal si elle résistait, mais ils ne la blesseraient pas… du moins, pas son système reproductif. Ils pouvaient cependant l’entailler ailleurs, la balafrer, lui faire souffrir mille morts. C’est eux qui gagneraient, si elle les combattait sur leur terrain.

Pour le moment, elle ne pouvait que prier d’être enceinte au plus vite. Des années plus tôt, avec l’adar Kori’nh, elle n’avait eu à subir qu’un seul accouplement – et au moins avait-il eu la bonne grâce de laisser paraître de la honte.

Les autres avaient été… pires.

Les médecins l’enfermèrent dans une chambre illuminée, seulement pourvue de nourriture et de toilettes. Et d’un lit. C’était une pièce d’une froideur clinique, où des Ildirans sélectionnés venaient accomplir leur devoir, comme ils extirpaient des opales fossiles des canyons. Elle demeura sur le qui-vive, à l’affût du moindre bruit de pas de son prochain bourreau dans le corridor.

Pour se préserver de ce cauchemar éveillé, elle songea aux chambres tapissées de coussins du Palais des Prismes où Jora’h et elle faisaient l’amour. Des moments tendres et romantiques, pendant lesquels elle l’enlaçait, sentait sa peau contre la sienne, touchait ses muscles, contemplait ses yeux saphir.

C’était un acte comparable, d’un point de vue physique, qui l’attendait… en un sens.

Nira s’assit le dos au mur et fixa la porte. Les secondes s’égrenèrent lentement, angoissantes. Au-dehors, dans le camp, les humains vaquaient à leurs occupations quotidiennes. Beaucoup devaient effectuer les mêmes tâches de reproduction et, lorsqu’ils en avaient fini, ils retournaient à leur dortoir.

Nira essaya d’être forte. Elle songea à Jora’h, à sa fille Osira’h. Ma Princesse.

La porte s’ouvrit enfin, livrant passage aux gardes qui escortaient son nouveau partenaire. Le désarroi la frappa comme un coup de marteau. Cette fois, il s’agissait d’un kith de squameux, un Ildiran du désert à peau reptilienne. Il avait les traits émaciés et tirés, les yeux réduits à deux fentes. Il paraissait encore moins humain que la plupart des Ildirans.

— Appelle si tu as besoin d’aide, dit l’un des gardes avant de verrouiller la porte.

Il s’était adressé au squameux, pas à elle.

L’homme-reptile entreprit de retirer ses vêtements tannés. Nira ne pouvait se dérober à lui. Il regarda son corps nu d’un air de dégoût, puis rejeta ses vêtements et désigna le lit d’un geste brusque.

Nira savait qu’il était inutile de crier. Au lieu de cela, elle pensa de tout son cœur à Jora’h, tentant de garder son image à l’esprit. Mais ce lui fut très, très difficile.

Une forêt d'étoiles
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