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BASIL WENCESLAS
Le président était mécontent de Peter. Fort mécontent.
Sa bravade avait forcé Basil à écourter ses réunions d’urgence et à revenir de la base lunaire des FTD. Il espérait qu’il n’était pas trop tard pour rattraper les dégâts. Peter avait fichu une sacrée pagaille, et ce n’était pas la première fois. Le président arpentait ses bureaux du siège de la Hanse. Tout en prenant connaissance des derniers rapports, il fulminait :
— Il faut faire quelque chose, Pellidor. Peut-être quelque chose de radical.
Il avait toujours pressenti que le jeune roi ne serait pas aussi aisément manipulable que cet idiot de Frederick – et cela commençait à engendrer des problèmes. Peter n’ignorait pas les conséquences de ses actes.
Soit Peter apprendrait de ses erreurs, soit il faudrait agir autrement : telle était l’alternative.
— Je lui avais donné l’ordre de ne pas s’approcher des usines à compers. Je l’avais averti sans ambiguïté ! Son intervention l’autre jour nous coûte plus qu’il n’imagine.
Il sirota son café à la cardamome, mais n’en ressentit que l’amertume. Pellidor se tenait sur le pas de la porte, l’air contrit.
— Les chaînes de montage fonctionnent de nouveau, monsieur le Président. Des équipes font des heures supplémentaires de façon à compenser la baisse de productivité.
— On ne compensera jamais cela, répondit Basil. Nous n’avons pas seulement perdu de la productivité, mais aussi la confiance. Peter a semé le doute. Après Osquivel, après la perte de l’expédition sur Golgen, il nous faut absolument de l’espoir. Or, qu’a fait Peter ? Il a ajouté à la paranoïa ambiante en prétendant que ces compers Soldats risquaient de se retourner contre nous.
Pellidor fit mine de compatir.
— Une idée scandaleuse, monsieur.
Basil fronça les sourcils.
— En fait, non. Allons, vous êtes plus malin que cela. Si Peter n’avait pas soulevé une vraie question, il n’aurait jamais eu autant d’impact. (Il tapa du poing sur son bureau-écran, mais les colonnes de chiffres accusateurs continuèrent de défiler.) En vérité, nous ne connaissons pas le fonctionnement précis des sous-systèmes klikiss. Nous ignorons ce qu’il est advenu de leurs créateurs. Peter n’est pas le premier à s’inquiéter de la sorte.
Pellidor avait l’air perdu.
— Si vous aussi avez des doutes, monsieur le Président, pourquoi avez-vous tenu à ce que les chaînes de montage repartent ?
Basil alla jusqu’au petit bar et vida son café. Il rinça la tasse, puis la remplit de nouveau. La seule odeur du café chaud suffisait à lui redonner de la vitalité.
— Parce qu’à l’évidence, utiliser les robots klikiss est un moindre mal. Restaurer la confiance du peuple est plus important que le risque d’une traîtrise.
Pellidor accepta sans broncher l’assertion du président. Cela faisait partie de son travail.
— Que faut-il faire à propos du roi Peter, monsieur ?
— Pour un temps, nous pourrions simplement le droguer, suggéra Basil. La Hanse dispose de pharmacologues qui transformeraient son cerveau en gélatine… mais non. J’ai besoin qu’il coopère, qu’il soit convaincant. Sans charisme, sa popularité plongerait en chute libre. (Il survola les rapports en soupirant.) J’ai beaucoup investi dans ce garçon… mais parfois, il faut faire la part du feu.
Depuis son retour de la Lune, il avait préféré ne pas parler à Peter, tant ce dernier le contrariait. Il avait ordonné aux gardes royaux de le confiner dans ses appartements. Toutes ses apparitions publiques avaient été annulées.
« Puisqu’il agit comme un enfant, je le punis dans sa chambre », avait-il dit.
Par chance, son récent mariage offrait une excuse idéale : Peter et sa charmante épouse, Estarra, passaient quelques jours ensemble dans leurs quartiers privés ; divers événements avaient retardé leur lune de miel, mais à présent ils profitaient de leur « heureuse réclusion ». Le public rêverait aux ébats du couple royal à l’intérieur de sa chambre opulente, et personne ne poserait de question avant longtemps.
Encore tourmenté, Basil secoua la tête.
— La Hanse a tout donné à ce jeune homme sur un plateau d’argent. Sans nous, il serait encore un gamin des rues au ventre affamé, vivant dans un clapier avec une famille nombreuse. (Il serra les dents.) Pourquoi persiste-t-il à mordre la main qui le nourrit ?
Pendant qu’il buvait son café à petites gorgées, il se rappela que la défiance de Peter n’avait cessé de croître depuis le décret sur l’avortement – il était allé jusqu’à l’humilier à son mariage. Et l’humiliation en public, pour quelqu’un qui exerçait le pouvoir dans l’ombre, était difficile à supporter. Oui, le roi avait eu toutes ses chances.
Par son acte de défi, Peter avait mis en défaut le talent de Basil pour arranger ce genre de situation. Certes, des déclarations sur l’innocuité des compers Soldats avaient été publiées afin de rassurer le public, en spécifiant que les problèmes soulevés par le roi avaient été résolus et que la production avait repris. Mais le doute subsistait.
Pellidor resta silencieux tandis que Basil scrutait les écrans de données, l’esprit occupé par mille problèmes. Le Bras spiral était aux prises avec un agresseur invincible : le président n’avait tout simplement pas le temps de régler les problèmes provoqués par Peter, qui avait agi comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.
— Convoquez les représentants de chaque colonie, ainsi que les plus hauts fonctionnaires de la Hanse. Le temps est venu d’organiser une réunion secrète. Assurez-vous que le roi n’en sache rien.
Pellidor acquiesça.
— Dois-je rassembler les dossiers d’autres candidats ? Un grand nombre de jeunes hommes méritent examen.
Basil lui donna son accord.
— Le roi Peter est extrêmement populaire, sans aucun doute, dit-il. Cela a fonctionné le plus souvent à notre avantage. Si le peuple perdait son roi maintenant, en plein cœur de la guerre, le coup au moral serait dévastateur. Néanmoins, mieux vaut avoir un atout dans sa manche, ajouta-t-il en plissant les yeux.
Trois jours plus tard, les citoyens de la Hanse lurent avec surprise et ravissement une annonce du Palais des Murmures. Peter fut encore plus surpris – mais moins ravi.
Dans un « souci inédit de transparence », la Ligue Hanséatique présentait avec fierté le prince Daniel, le frère cadet bien-aimé du roi Peter, second fils du Vieux roi Frederick. Comme Peter, il avait grandi dans le calme anonymat du Palais. Puisque le public avait assisté au mariage de Peter et Estarra, il était juste qu’il fasse la connaissance du prince Daniel. On était en temps de guerre, et mieux valait se prémunir contre l’incertitude.
Basil observa la réaction du public. Leur nouvelle recrue restait encore à dégrossir, mais elle se débrouillait assez bien. Bien qu’il vienne à peine d’achever sa formation, Daniel avait belle allure, et on pourrait sans doute convaincre les gens de l’adorer… si le pire se confirmait.
Peter devait apprendre à rester à sa place, au lieu de croire la propagande. Le roi et la reine poursuivraient leurs fonctions publiques, mais sous étroite surveillance. Peter serait sûrement assez intelligent pour se rendre compte qu’il avait poussé le président à bout. La menace était claire : Sois sage, ou l’on te remplacera. Basil était persuadé que Peter reconnaîtrait son erreur et rectifierait son comportement.
Sinon… la Hanse se contenterait de Daniel.