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TASIA TAMBLYN
Comme elle revenait à la base martienne des FTD, la flotte de l’amiral Willis reçut les honneurs militaires ainsi qu’une escorte de Rémoras. Les hommes étaient grisés par le succès – une sensation inhabituelle, après tant de défaites face aux hydrogues.
Les soldats enregistraient des messages pleins d’entrain à l’intention de leurs famille et amis. Pendant que des cargos déchargeaient les réserves d’ekti confisquées aux Yrekiens, des interviews passaient par intermittence sur les réseaux d’information terriens. L’« insurrection d’Yreka » avait été matée avec un minimum de pertes.
Tasia Tamblyn constata sans surprise que les événements avaient été grossièrement déformés. Les humbles colons n’avaient détenu qu’une infime fraction de la quantité de carburant évoquée par les commentateurs, mais le général Lanyan devait justifier son siège.
Cette injustice faisait enrager Tasia, car elle savait très bien qu’il s’agissait d’un mensonge. Les dégâts qu’ils avaient causés avaient été inutiles. Mais c’était la Grosse Dinde, après tout…
À son retour à la caserne, EA l’aida à défaire son sac. Le comper, moitié moins grand que Tasia, s’affairait à ses tâches préprogrammées tout en tenant compagnie à sa maîtresse.
Sur Plumas, Tasia et EA avaient souvent exploré des grottes profondément enfouies sous la gangue de glace, pour s’amuser. Aujourd’hui, elle se demandait si elle reverrait un jour les mines de puisage. Son engagement chez les Terreux aurait déjà dû s’achever, mais elle avait reçu une prorogation obligatoire pour cause de guerre. Les Terreux ne pouvaient se permettre de perdre du personnel expert, maintenant que les naïfs espoirs d’une victoire rapide s’étaient évanouis. Les effectifs auraient fondu comme neige au soleil dès que les recrues auraient réalisé qu’une carrière dans l’armée ne se bornait pas à jouer les héros.
— Ton séjour sur Yreka a été agréable, Tasia ? demanda EA en retirant les vêtements froissés du paquetage de sa maîtresse.
— Non, EA.
— Je suis désolé de l’apprendre.
Par certains côtés, ces pauvres Yrekiens rappelaient à la jeune femme les clans de Vagabonds, ce peuple indépendant qui avait construit son foyer sans l’aide de la Hanse.
— J’ai grandi dans l’idée que la Dinde avait seulement une dent contre les Vagabonds. Mais sur Yreka, j’ai vu qu’elle est aussi arrogante vis-à-vis de ses propres colons.
— Peut-être que la Ligue Hanséatique n’apprécie pas ceux qui ne rentrent pas dans le moule.
Elle fit la moue.
— Je crois que tu es sur une piste intéressante, EA.
— Merci, Tasia.
Au réfectoire, elle et Robb s’assirent ensemble, comme d’habitude. C’est à peine s’ils s’avouaient qu’ils formaient un couple, même si chacun savait de quoi il retournait et faisait mine de ne rien avoir remarqué. Installé en face d’elle, le jeune Noir parlait des manœuvres qu’il escomptait effectuer avec ses escadrons de Rémoras. Il évitait toute discussion ayant trait au siège, car il savait combien cela dérangeait Tasia.
Elle prit à un distributeur un café pour chacun d’eux pendant qu’il apportait des plateaux de pâte nutritive – parfumée au bœuf, ce soir. Avant que Tasia ait pu en prendre une bouchée, l’écran mural du réfectoire s’alluma. Le roi Peter se lança dans un éloge des assiégeants, qui avaient « restitué l’ekti dont la Ligue Hanséatique a si grand besoin ». Il délivra également un avertissement, ferme mais d’une voix quelque peu terne, comme s’il lisait un texte.
« Tous les humains doivent coopérer pour mener à bien notre lutte. Les colonies ne doivent pas faire passer leurs intérêts personnels avant ceux de l’humanité. »
— Merdre, Brindle, grommela Tasia du bout des lèvres, avec tout le carburant interstellaire qu’on a saisi, tu crois qu’il y aura une augmentation générale des salaires ?
Le sarcasme le fit tiquer.
— Toutes les colonies ont reçu le même ordre de rationnement. Il n’y a ni traitement de faveur, ni bouc émissaire. Est-ce qu’on était censés laisser les Yrekiens se moquer de nous ?
Les yeux de Tasia flamboyèrent.
— Les colonies ne disposent pas de ressources identiques au départ. Tout le monde n’est pas en position de survivre aux mesures d’austérité. Si une colonie vit déjà sur le fil du rasoir, elle ne peut se permettre de réduire encore ses capacités. C’est juste idiot. (Elle sirota son café amer en regardant le roi achever son allocution. Elle se rappelait le désespoir qu’elle avait lu sur le visage du gouverneur d’Yreka.) Les Vagabonds se seraient serré les coudes. Ils s’entraident, quand les temps sont durs.
Robb posa la main sur son avant-bras, pour lui faire savoir ce qu’il pensait réellement.
— Il y a toujours plus d’un point de vue. Tu vois les choses sous l’angle des Vagabonds. Je ne veux pas me disputer avec toi. Eh, moi aussi je suis désolé pour les Yrekiens.
— Mais tu ne peux rien y faire, dit-elle.
— Non. Pas plus que toi.
Tasia savait qu’il avait raison. Elle regagna ses quartiers et se récura avec des éponges à solvant. Elle espérait que leur prochaine mission lui permettrait d’affronter un véritable ennemi, pour changer.