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LE ROI PETER
Selon Peter, on accordait trop d’attention à la cérémonie de lancement des compers Soldats… précisément à cause de sa présence.
Le terrain d’exposition était si parfait que chaque brin d’herbe semblait avoir été briqué, chaque fleur arrangée jusqu’au moindre pétale. Des tribunes avaient été érigées au bord du terrain. Auvents multicolores et bannières aux armes de la Ligue Hanséatique flottaient au vent. Pour la première fois, Peter se rendit compte à quel point cet emblème – la Terre entourée de cercles concentriques – évoquait une cible dont la planète-mère figurait le centre.
Des entrepôts trapus s’amassaient autour de la zone de démonstration. À proximité de la tribune royale, deux croiseurs Mantas, les plus grands vaisseaux que l’endroit puisse contenir, se dressaient sous un ciel d’un bleu cru. Peter demanda :
— Pourquoi la fanfare n’a-t-elle pas démarré ?
Souriant, Basil Wenceslas était assis dans l’ombre à côté de lui.
— Ne soyez pas impatient, répondit-il. Les cérémonies importantes doivent se dérouler posément.
— D’un autre côté, si le public s’ennuie trop, votre merveilleux spectacle perd tout son impact.
Le président fronça les sourcils. Puis, par un petit transmetteur, il ordonna à Franz Pellidor, son activateur, de débuter la manifestation.
Comme la musique éclatait, le public agita des feux de bengale. L’amiral Stromo, qui jouait le rôle de chef du défilé, mena un régiment entier depuis l’une des Mantas jusqu’au terrain d’exposition.
On aurait dit une parade. Peter avait conscience de leur précision, et des heures qu’ils avaient dû passer pour produire un spectacle sans défaut. Les huissiers d’armes et les porte-drapeaux marchaient en avant tels des robots de carnaval. Au cours de ses années d’exercice, Peter avait appris l’importance de la mise en scène. De tels spectacles avaient pour but d’impressionner les foules, de les persuader qu’une armée capable de marcher en rangs et de virer à la perfection était invincible face à une attaque hydrogue.
Peter s’accrocha un masque d’assentiment sur le visage, car il savait que les médias scrutaient la moindre de ses réactions.
Stromo ordonna à ses troupes de s’arrêter. Lorsqu’ils s’exécutèrent, il y eut un instant de silence assourdissant. Tous les hommes et femmes en uniforme se tenaient au garde-à-vous, telles des poupées costumées. Basil donna un coup de coude à Peter, qui commença à applaudir. Des acclamations soulevèrent la foule.
— Un spectacle impressionnant, dit Basil, mais nos nouveaux compers sont un cran au-dessus.
— S’ils fonctionnent comme prévu, répliqua Peter. On ne les a pas encore vus opérer pour de vrai.
— Vous voyez tout en noir. Il faut montrer quelque chose de positif, après avoir reçu tant de coups.
Peter haussa les épaules.
— Vous m’avez répété mille fois que mon avis n’avait aucune importance, tant que je suivais votre programme.
Alors, à l’extérieur du vaste terrain, les immenses portes des hangars s’ouvrirent. Dans un ensemble presque comique, la foule retint son souffle comme les nouveaux modèles militaires de robots sortaient. Ils marchaient, créatures segmentées glissant d’un pas absolument synchrone.
Les chaînes de montage avaient fonctionné jour et nuit pour les produire, usant de la technologie klikiss offerte aux cybernéticiens par la dissection de Jorax. Non loin de là, sept robots klikiss insectoïdes observaient le spectacle. Avec une pointe d’inquiétude, Peter se demanda qui les avait autorisés à se trouver là.
Les Soldats ne risquaient pas d’être confondus avec des compers traditionnels comme les Amicaux ou les Confidents. Marchant d’une foulée implacable en colonnes parfaites, ils sortirent à flots des hangars, avant de procéder à des manœuvres complexes sans le moindre faux pas ni hésitation. C’était époustouflant.
Peter se demanda ce que l’amiral Stromo ressentait, debout au côté de ses meilleures troupes.
— Ils nécessiteront toujours un commandant humain, fit Basil, comme s’il avait perçu ses inquiétudes. Au milieu du xxe siècle, quand l’industrie a commencé à utiliser les premiers ordinateurs, beaucoup d’ouvriers ont craint que ces machines s’emparent du monde et les mettent au chômage. (Cette idée puérile lui arracha un sourire amusé.) En fait, elles se sont occupées – mieux – des besognes astreignantes. Comme ces nouveaux compers. Quand nos vaisseaux de guerre seront envoyés au combat, ils ne comprendront qu’un équipage humain minimal sur la passerelle ainsi que des officiers supérieurs, au lieu de centaines d’hommes. Tous les combattants seront des compers Soldats. Songez aux milliers de vies épargnées.
— Par ailleurs, les commandants de quadrants seront plus enclins à autoriser des missions suicides.
— Des missions efficaces, corrigea Basil. La Marine Solaire ildirane l’a amplement prouvé sur Qronha 3. Jusqu’à présent, c’est l’unique fois où quelqu’un a réussi à détruire un orbe de guerre hydrogue. Préférez-vous éliminer les mondes hydrogues au moyen de Flambeaux klikiss ? Cette solution a déjà été débattue.
Un grand froid s’empara de Peter.
— Et provoquer l’escalade du conflit jusqu’à ce que les hydrogues mènent l’humanité à l’extinction ? Je ne crois pas que ce serait sage.
— Nous sommes donc d’accord. Alors, ne vous plaignez pas de mes nouveaux compers. Nous commencerons à nous en servir dans quelques semaines, sur Osquivel.
Ceux-ci surpassaient indéniablement les soldats des Forces Terriennes. Leurs colonnes prirent place entre celles des humains, comme des doigts s’entrelaçant, puis toutes s’immobilisèrent de conserve. Peter contempla la tapisserie d’uniformes, de bannières et de carcasses de métal sur le terrain en contrebas. Leur démonstration achevée, les Soldats ne réagirent pas au déferlement d’applaudissements et de sifflets.
— C’est à vous, Peter, dit Basil.
Le roi se leva, retournant son discours dans sa tête. Au cours des années, il était parvenu à altérer subtilement quelques phrases afin de montrer son indépendance. Il sentit cependant que le moment était mal choisi pour cela. Dès que son micro fut activé, sa voix tonna :
— Citoyens, vous venez d’être témoins d’un bond en avant technologique de nos compers. Un nouvel espoir que la guerre se termine rapidement. Les hydrogues menacent la civilisation humaine, mais nos militaires, nos savants et notre industrie ont relevé le défi ! (Il attendit que les acclamations se calment, puis tendit le bras vers le terrain d’exposition.) Ces Soldats sont une arme de grande valeur ; ainsi, nos fils et nos filles n’auront pas à périr sur les champs de bataille, comme ceux de Dasra il y a peu. Les compers formeront les équipages de nos vaisseaux de guerre et suivront les ordres sans poser de question, sans s’occuper de leur survie. Avec un nombre suffisant d’entre eux, nous pourrons enfin envisager la victoire. (Il prit une grande inspiration, puis éleva la voix.) Amiral Stromo, je vous offre ces soldats, prêts pour la lutte contre l’ennemi. Les acceptez-vous ?
Loin en contrebas, sur le champ de parade, l’amiral répondit :
— Oui, mon roi. Nos soldats sont les meilleurs jamais formés, mais je suis fier d’accepter ces compers comme membres d’équipage des FTD.
— Prenez-les, au nom de l’humanité, afin qu’ils nous défendent en tout lieu contre cette agression insensée.
Basil se détendit, l’air satisfait.
— C’est une date importante, Peter. Et il y en aura beaucoup d’autres. Estarra arrivera bientôt. J’espère que vous êtes content ?
— Je n’ai même pas fait sa connaissance.
En dessous, les soldats humains rejoignaient les Mantas par rangées. Les compers les suivaient, un demi-pas en arrière.
Peter ne se départait pas d’un certain malaise. Toute cette perfection sonnait faux. Tant de choses n’avaient pas été élucidées concernant les robots klikiss, en dépit de l’analyse des composants de Jorax… Mais quand bien même il était le Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne, il n’y avait personne pour tenir compte de ses réserves.