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LE ROI PETER
En six ans de règne, Peter ne s’était jamais retrouvé sur la passerelle d’un Mastodonte en campagne. Mais la nouvelle de la catastrophe d’Osquivel avait frappé la population à l’estomac, et il devait sauver les apparences. Les agents de la Hanse avaient beau censurer les rapports, ils ne pouvaient dissimuler la gravité des événements. Le peuple était en colère.
Le vaisseau flambant neuf rejoignait cinq croiseurs Mantas en orbite terrestre, prêts à être envoyés en une autre vaine mission de reconnaissance. Peter n’aurait pas été autrement surpris que les hydrogues les abattent à vue, dorénavant.
L’équipage de tous ces navires serait constitué de compers Soldats, un test de principe après l’excellence de leur comportement sur Osquivel. Basil avait décidé que les consignes pour cette mission étaient suffisamment claires, sans laisser place aux initiatives personnelles. Les officiers humains ne serviraient qu’en cas de situation anormale, tandis que les compers, avec leur programmation klikiss adaptée, se chargeraient des opérations de routine.
Néanmoins, Peter ne parvenait pas à se débarrasser des doutes qui le taraudaient à leur sujet.
Basil se tenait à son côté, placide. Il portait un costume qui lui allait comme un gant.
— Contentez-vous de sourire et d’acquiescer, dit-il. Donnez votre bénédiction à cette mission, et nous en aurons fini.
— Exactement comme le roi Frederick lors du lancement inaugural du Goliath, répondit Peter, avant de murmurer : Pour le bien qu’on en a retiré…
Chapeauté de près par le président, il prononça consciencieusement les formules ineptes écrites à son intention, qui mêlaient félicitations et vœux de réussite. Les six officiers humains – un major pour le Mastodonte et cinq capitaines, un pour chaque Manta – se tenaient sur la passerelle, gonflés de fierté. Leur mission consistait à enquêter sur Golgen, où avait eu lieu la première attaque connue des hydrogues suivie du bombardement de comètes perpétré par les Vagabonds. Ils tâcheraient d’estimer les dégâts causés par celles-ci, puis testeraient les capacités des compers. Un moyen de remonter le moral de tous, après Osquivel.
Au même titre que le mariage royal à venir.
Les officiers s’inclinèrent, les journalistes s’égaillèrent comme prévu, et Basil pressa Peter de regagner la navette. Le cœur lourd, ce dernier se demanda si ce bataillon de reconnaissance serait lui aussi anéanti. Tant d’autres avaient échoué auparavant – en quoi les compers feraient-ils la différence ? Peter était las de prononcer des éloges funèbres et de dérouler la bannière noire sur la façade du Palais des Murmures, comme il l’avait déjà fait tant de fois.
— Basil, pourquoi continuer d’envoyer des agneaux en sacrifice ? demanda-t-il alors que la navette s’éloignait des fiers vaisseaux de guerre. On ne sait que trop bien quelle sera la réaction des hydrogues.
— Alors, nous essaierons encore, répondit Basil. Et encore.
— Cela en vaut-il la peine ?
Basil haussa les épaules.
— Les compers sont remplaçables. Je suis plus inquiet pour nos vaisseaux.
— Et en ce qui concerne les hommes embarqués ? Hormis les compers, il y a six officiers.
Le président se renfrogna.
— Un chiffre acceptable. La Hanse ne peut se permettre de rester assise à ne rien faire. Nous devons nous présenter comme des adversaires redoutables, qui ne sont pas prêts à se rendre. Avoir l’air de laisser l’initiative à l’ennemi serait très préjudiciable en termes d’image. Croyez-moi, le risque en vaut la chandelle.
Peter avait envie de vomir. L’air méfiant, Basil lui tendit un pad.
— Votre texte pour cet après-midi. Après Osquivel, la situation a considérablement empiré. Il faut édicter des mesures sociales et économiques plus contraignantes. (Il regarda le roi avec sévérité.) Vous n’allez pas aimer ça, Peter. Mais vous le ferez tout de même, car nous n’avons pas le choix.
Peter s’exprima face à la foule, et ce fut comme si ses paroles se muaient en cendres dans sa gorge. En son for intérieur, ses malédictions s’adressaient autant à Basil qu’à lui-même. Son discours était retransmis partout. Les gens croyaient-ils réellement que leur roi pensait ces choses ?
— Pour les deux prochaines années, dit-il d’une voix mal assurée, je n’ai d’autre choix que de promulguer cette ordonnance, si déplaisante soit-elle. Par la présente annonce, j’impose un moratoire des naissances sur tous les mondes n’ayant pas atteint l’autosuffisance.
Il attendit, alors que s’élevait un murmure d’incrédulité… qui enflerait bientôt en ressentiment dirigé contre lui. Ces mots feraient de lui un parfait bouc émissaire. Va au diable, Basil !
Il continua d’une voix atone :
— À cause de l’extrême pénurie d’ekti, aucune colonie ne peut plus compter sur le commerce pour s’approvisionner. Permettre à la population de croître sans contrôle, c’est la condamner à la famine et à la misère.
Il déglutit péniblement, espérant que sa répugnance transparaîtrait. Le murmure de la foule s’amplifia, et il sentit sa colère monter. Le peuple ne comprenait pas que son souverain n’était qu’un acteur. Il le rendait responsable.
— La liste des colonies hanséatiques relevant de cette restriction sera bientôt affichée. Au besoin, des spécialistes de l’avortement leur seront envoyés. Les grossesses en cours seront évaluées au cas par cas.
Durant la descente de la navette, Peter avait demandé pourquoi la Hanse n’envoyait pas de nourriture au lieu de médecins avorteurs.
« La nourriture serait mangée en un jour, avait éructé Basil, et le jour suivant le peuple aurait de nouveau faim. Plafonner la croissance démographique constitue une solution à long terme. Une fois que la guerre sera finie, les colons – s’ils survivent – pourront toujours avoir des enfants. Essayez un peu d’acquérir une vision globale. »
Après avoir pris connaissance du texte, Peter avait senti la fureur l’envahir, puis la défiance :
« Je ne dirai pas ces mots, Basil. Vous m’avez obligé à couvrir nombre d’infamies, mais jamais rien d’aussi infect. C’est… effroyable.
— Mais nécessaire, et vous agirez comme on vous l’ordonne.
— Puisque c’est votre idée, pourquoi n’est-ce pas vous qui faites paraître l’ordonnance ? Ou le président n’en aurait-il pas le cran ? Un décret d’avortement ! (De dégoût, il avait secoué la tête.) Quel bon augure pour mon mariage.
— Cela relève de la responsabilité du roi, avait répliqué Basil avec un sourire mielleux. C’est pour cela que vous avez été choisi.
— Comment m’y forcerez-vous ? Je refuse.
— Votre fiancée est d’une vulnérabilité… dont elle-même n’a pas idée. (Le président durcit ses traits.) Je sais qu’elle vous plaît déjà. Si vous ne vous conduisez pas sagement, il se pourrait que nous… lui causions quelques problèmes. »
Peter avait eu une moue de dégoût.
« Elle n’est qu’un pion pour vous.
— Tout comme vous, Peter, et nous jouons avec vous comme bon nous semble. »
Peter savait que le président était responsable de la mort de sa famille, y compris de son père sur Ramah, de qui ils étaient pourtant séparés. Oui, il était capable de blesser Estarra… Sans même ciller, il pouvait également empoisonner ce roi indiscipliné. Peter avait toujours présumé que Basil avait trop investi dans son jeune protégé pour le balayer d’un revers. Mais, aujourd’hui, il n’en était plus si sûr.
Il n’avait jamais été aussi près d’envisager le meurtre pur et simple. Serait-ce trop difficile de lui planter une dague dans le flanc… Brutus et César à l’envers ? Que pourrait-on alors contre lui ? Il était le roi, et la Hanse s’était donné beaucoup de mal pour éliminer sa famille, dont il n’avait plus à se soucier désormais. Sauf d’Estarra, à présent…
Le président s’était renfoncé dans son siège, pesant le silence de Peter. Enfin, il avait dit :
« Cessez donc d’agir comme un gamin et obéissez. Prononcez ce discours, pour le bien d’Estarra si ce n’est pour le vôtre. »
Ainsi Peter avait-il délivré l’ultimatum, portant un coup au cœur de son peuple. Chaque mot prononcé l’avait empli de honte. La foule n’applaudit pas à la fin. Les Terriens avaient pleuré l’ignominieuse défaite d’Osquivel, mais cette proclamation les achevait.
Peter se retira du balcon pour rentrer dans le Palais des Murmures. Le président hocha la tête :
— Ce n’était pas votre meilleure allocution, mais ça ira.
Peter eut envie de lui cracher dessus.
— Je vous méprise, Basil.
Celui-ci n’en parut pas le moins du monde peiné.