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ESTARRA
Perdue au milieu du ballet des costumes et des conversations, Estarra avait l’impression de se trouver à une fête donnée dans ses appartements, au lieu d’une réunion où assistaient chargés du protocole et organisateurs de galas. C’était aujourd’hui qu’elle exposait sa robe de mariage.
Il lui était impossible de trouver un endroit tranquille au milieu de tant de monde, aussi la jeune Theronienne s’assit-elle sur un fauteuil. Dans un peu moins de deux mois, elle rejoindrait Peter dans les appartements royaux en tant qu’épouse – mais pour l’instant elle possédait sa propre suite, avec ses salles démesurées, ses armoires trop grandes, ses baignoires bouillonnantes, et même sa serre privée.
Les couturiers modélistes de la cour exhibaient leur ouvrage avec fierté, mettant en valeur la magnificence des étoffes et la subtilité de symboles dont personne – Estarra n’en doutait pas – ne se soucierait. Plusieurs semaines auparavant, ils avaient pris ses mesures jusqu’au moindre détail afin de modéliser un hologramme grâce auquel ils pouvaient tester divers styles de robe avant de les fabriquer.
Durant la cérémonie, Estarra serait le centre de l’attention. Elle n’était ni infatuée ni complexée par son apparence, mais leur intention de la transformer en la plus belle femme du Bras spiral l’intimidait au plus haut point. À peine quelques années plus tôt, elle n’était qu’une Theronienne insouciante et casse-cou qui grimpait aux arbres et courait dans la forêt.
S’efforçant d’adopter une posture royale, Estarra se tourna vers les couturiers de mode.
— C’est la robe la plus incroyable que j’aie jamais vue. Je tâcherai de rendre justice à son éclat.
— Votre beauté ne fera que l’accroître, s’enorgueillit le couturier en chef.
Un autre souleva une manche.
— Vous voyez, ma chère, nous avons pris soin d’utiliser le mélange d’étoffes qui convenait : une robe blanche de satin de la Terre, que nous avons ornée de soie theronienne magnifiquement teinte de différents verts. Les perles proviennent des récifs de Rhejak. (Il exhiba d’autres pans de la fabuleuse robe.) Cette dentelle a été faite main par huit des meilleurs artisans d’Usk. Le motif de l’ourlet est typique de Ramah… Chacune des colonies hanséatiques se trouve représentée.
— Theroc est un monde indépendant, fit remarquer Estarra, non une colonie de la Hanse.
Sarein lui fit les gros yeux.
— En créant cette robe sublime, ils ont incorporé notre patrimoine afin de t’honorer. Cesse donc de couper les cheveux en quatre ! (Elle fit courir une main le long du vêtement, comme si elle rêvait de le porter.) Ce mariage unira nos deux cultures, il permettra aux Theroniens et à la Hanse de s’associer.
Estarra savait que sa sœur, dévorée d’ambition, serait volontiers devenue reine – non par amour pour Peter, mais parce que le pouvoir l’enivrait.
Les préparatifs allaient bon train. Nul doute que les médias, avec l’appui discret des agents de la Hanse, avaient fait fructifier la « romance naissante » entre le roi et sa future épouse. Des fêtes étaient prévues, avec des danseurs ayant répété une chorégraphie sur fond de symphonie nuptiale composée par des musiciens de la cour : toute une mise en scène destinée à amuser le peuple.
Le roi apparut à la porte, provoquant une brève panique chez les couturiers, qui s’empressèrent de dissimuler la robe. Estarra et sa sœur se retournèrent en même temps. Derrière lui venaient Idriss et Alexa, escortés par une garde d’honneur ainsi que plusieurs prêtres Verts.
Avec un cri de ravissement, Estarra courut embrasser ses parents.
— Je ne vous attendais pas avant une semaine !
Jouant son rôle d’hôte courtois, le roi Peter avait revêtu un bel uniforme afin de mener les anciens souverains de Theroc jusqu’aux appartements d’Estarra. Sarein accueillit sa mère et son père d’un salut plus formel.
— Mieux vaut être en avance qu’en retard pour le mariage de sa fille, dit Idriss, qui portait une veste multicolore ornée de pétales et de carapaces laquées. Il est arrivé tant de choses que nous avons décidé de dérouter un vaisseau – et nous voici.
Alexa sourit à Peter. Elle arborait les atours traditionnels composés de carapaces étincelantes et de soie chatoyante.
— Merci de nous avoir escortés, roi Peter. Vous êtes un bien beau jeune homme. Vous et Estarra avez l’air si… si parfaitement assortis. Sarein nous a dit tant de bien du Palais des Murmures que nous pensions qu’elle exagérait. Mais cet endroit est magnifique.
— Et très différent de tout ce qui existe sur Theroc, ajouta Idriss en caressant son épaisse barbe – Estarra n’aurait su dire si l’opulence qui s’étalait autour de lui le réjouissait ou si, au contraire, elle l’intimidait par son étrangeté. Sans doute Reynald a-t-il eu raison de visiter d’autres planètes. Je comprends pourquoi il considérait si utiles ses pérégrinations autour du Bras spiral. Bien sûr, nous n’avions jamais pensé qu’il rencontrerait en cours de route quelqu’un d’aussi exceptionnel…
— Nous sommes si fiers de toi et de Reynald, interrompit Alexa. Qu’est-ce que des parents pourraient demander de plus ? Deux mariages extraordinaires dans l’année !
— Oui, grommela Idriss, comment pourrions-nous survivre à plus ?
— Deux mariages ? interrogea Sarein. Reynald a donc enfin choisi une épouse ? De quel village vient la fiancée ?
La surprise se lut sur le visage d’Alexa.
— Oh, Sarein, j’ai oublié… La flottille de fiançailles est arrivée juste après votre départ, à Estarra et toi, pour la Terre. Dans l’excitation, j’ai dû oublier de demander à Nahton de t’en informer. Reynald a demandé la main de Cesca Peroni, l’Oratrice des clans de Vagabonds. C’est une femme adorable, et très douée.
— Une… Vagabonde ? s’étrangla Sarein. Comment a-t-il pu ? Reynald approuvait cette alliance avec la Hanse, et…
— Les Vagabonds possèdent une culture pleine de vitalité, qui a beaucoup à nous offrir, répliqua Alexa d’une voix sentencieuse. Ton père et moi approuvons cette union. En fait, cela constitue une nouvelle étape dans la réunion de l’humanité, comme famille une et indivisible.
Elle sourit et prit la main d’Idriss, sans se soucier des regards sceptiques alentour. Estarra avait le plus grand mal à ne pas éclater de rire. Elle espérait que son frère trouverait le bonheur au côté de Cesca Peroni.