58

KOTTO OKIAH

Au cours des années, les Vagabonds avaient dû affronter les préjugés de la Hanse, les stations d’écopage défaillantes des Ildirans, et enfin les attaques mortelles des hydrogues. Mais l’ennemi le plus dangereux auquel Kotto Okiah s’était jamais confronté était Isperos.

Le soleil déchaîné remplissait la voûte céleste de ce monde telle une énorme fournaise. Les techniciens vivaient à l’intérieur d’un nid de galeries calorifugées. Malgré la rudesse de la besogne, ce défi était si intéressant qu’il compensait les désagréments.

Les talents d’ingénieur de Kotto avaient été poussés à leurs limites afin de préserver la base industrielle au cœur des tempêtes solaires. Il était toujours possible d’innover, si l’on considérait un problème de plusieurs points de vue.

Cependant, à vivre ainsi sur le fil du rasoir, l’installation était vulnérable à la plus petite erreur de calcul ou catastrophe naturelle – des événements que même Kotto Okiah ne pouvait prédire, malgré les nuits blanches qu’il passait à imaginer les pires scénarios. Isperos les attirait comme un aimant…

Captée par la gravité du soleil, une comète plongeait à l’intérieur du système. Le flamboiement de la couronne solaire avait masqué son approche. Incurvant son orbite autour de l’étoile, la boule de glace et de gaz mit le cap vers le petit monde rocheux, selon une trajectoire de collision.

L’alerte réveilla Kotto dans sa cabine, où il s’était octroyé un somme rapide. Il se pressa vers la salle de contrôle, couvert de transpiration – on transpirait toujours, dans l’étuve des chambres souterraines. Les diagrammes de trajectoire apparaissaient déjà sur les écrans. L’un des meilleurs experts en mécanique céleste annonça, en s’épongeant le visage :

— On a refait les calculs trois fois, Kotto. Ce truc est trop près pour que l’on soit complètement rassurés, mais il ne nous touchera pas. Il faudra dire à tout le monde dehors de baisser la tête quand il nous survolera.

— Aussi près que ça ? interrogea Kotto.

La fascination l’emportait sur la peur… pour l’instant.

— Les relevés sont précis à plus de sept décimales près. Ça va être un sacré spectacle.

 

Moins de cinq jours plus tard, la masse cotonneuse de la comète apparut, éjectant des gaz à mesure que des poches de composés chimiques subissaient des vaporisations explosives. Des gaz jaillissaient dans une dizaine de directions différentes, rendant impossible tout calcul de trajectoire précis.

Lorsque le bloc grand comme une montagne écorna l’horizon de la face nocturne d’Isperos, loin de l’extraction de minerais, Kotto et ses hommes observèrent son halo et sa queue magnifiques. C’était un spectacle inédit, et il n’y avait que des Vagabonds pour se rendre dans un endroit aussi dangereux rien que pour assister à cet événement. Aucune poule mouillée de la Dinde ne s’y serait risquée. Il enregistra de nombreuses images : il les montrerait à sa vieille mère sur Rendez-Vous.

La comète ne percuta pas Isperos. Mais si elle ne s’approcha pas suffisamment pour le cribler de débris, les effets de la gravité agitèrent sa masse en fusion et soulevèrent sa surface.

Kotto ressentit les spasmes se répercuter dans les tunnels. Ce n’était pas assez violent pour endommager leur isolation en céramique polymère, mais la plus mince fissure laisserait filtrer l’intense chaleur.

— Procédez à un contrôle complet des joints des tunnels. Mieux vaut être sûrs que… (Il s’interrompit, puis sa mâchoire béa.) Le lanceur ! Coupez-le !

Le lanceur électromagnétique avait un kilomètre de long. Il était aligné avec précision afin de propulser, grâce à ses condensateurs surpuissants, des lingots de métaux lourds ultra-purs jusqu’à des points de récupération. Des chaînes de wagonnets transportaient des containers aussi vite qu’ils étaient remplis. À plein rendement, il envoyait trente projectiles par minute.

La secousse sismique avait désaligné le rail de guidage, ponctué de condensateurs, d’à peine dix centimètres sur son kilomètre de longueur. Mais cet infime fléchissement s’avéra suffisant.

Les containers d’alliages lourds dévalaient le rail à la suite, accélérés par la magnétodynamique jusqu’à leur vitesse de libération. Lorsque le sol bougea, les étais ployèrent.

Kotto savait qu’il leur était impossible de stopper la série de lancements dans les temps. Il grogna, imaginant le pire.

Graduellement, les poutrelles s’inclinèrent et la friction augmenta. Le flot de containers se déporta, à raison d’un projectile toutes les deux secondes… Il en fallut moins de trente pour que la catastrophe soit consommée.

Un lingot enfonça la piste abîmée, arrachant dans son sillage les condensateurs et le rail. Un deuxième projectile, puis un troisième s’écrasèrent à sa suite, démolissant le reste de la structure.

Kotto n’attendit pas de voir le résultat du chapelet d’impacts. Il fonça dans les tunnels et grimpa les escaliers jusqu’au vestiaire de sortie. Il avait tout investi dans cette opération. Essoufflé, il enfila à la hâte une combinaison argentée, ferma hermétiquement ses gants et son casque isolants. Des pensées affolées lui traversaient l’esprit. Il espéra que personne ne s’était trouvé dehors, sur la trajectoire du lanceur.

Avant de pénétrer dans le sas, Kotto revint sous la lumière crue de la pièce. Il ne savait que trop qu’il ne devait pas se précipiter ainsi. Il revérifia les joints, les systèmes de refroidissement – et découvrit avec stupéfaction une attache légèrement desserrée, qui l’aurait transformé en cendres s’il était sorti en négligeant ce contrôle.

Le temps que Kotto grimpe dans un tout-terrain, il était trop tard. Des techniciens en combinaison sortaient en masse des abris de chargement. Les opérateurs avaient stoppé les machines minières pour contempler, frappés d’horreur, le lanceur en ruine.

Kotto arrêta son tout-terrain et regarda par la vitre polarisée de son casque. C’était un miracle qu’il n’y ait eu aucune victime. C’était le plus important. Néanmoins, tout le reste était un beau gâchis.

Beaucoup de matériel était tombé en panne sur Isperos. Les techniciens avaient passé la majeure partie de leur temps à colmater des brèches et à réparer des machines en surcharge, rien que pour maintenir les installations en état de fonctionner.

Kotto réfléchit intensément afin d’évaluer les conséquences. Ce nouveau désastre n’était qu’un problème, et tout problème pouvait être résolu. Il l’avait toujours cru. Il serait capable de réparer le lanceur, même si cela nécessiterait de reconstruire la moitié des systèmes. Mais comment le justifierait-il ? Pour ce faire, il devrait utiliser la totalité de ses équipes de maintenance.

Les autres Vagabonds lui conseilleraient-ils de laisser tomber ? Dans ce cas, abandonnerait-il ce rêve démesuré ? Kotto ne voulait pas l’envisager… non par fierté mal placée, mais parce qu’il avait toujours défini l’échec comme un « abandon sans avoir envisagé toutes les possibilités ».

Il se sentit nauséeux. Cet endroit était le défi qu’il s’était lancé, et il ne capitulerait pas avant d’avoir épuisé toutes les solutions. Mais la main-d’œuvre suffirait-elle ?

Après avoir passé en revue les dégâts et compté ses ressources en matériel et en personnel, Kotto n’entrevit aucun moyen économiquement viable de remettre les installations en état.

Une forêt d'étoiles
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