1
Orli Covitz

Depuis des jours, des files interminables de Klikiss se déversaient du transportail de Llaro. Les insectoïdes provenaient de quelque lointaine planète inconnue. Aux premiers moments de panique, Ruis, l’ancien maire de Crenna, et Roberto Clarin, le porte-parole des Vagabonds, avaient appelé la population au calme. En vain. Ils n’avaient rien pu faire d’autre. Les Klikiss contrôlaient le portail interdimensionnel, de sorte que les colons n’avaient aucun moyen de quitter Llaro. Ils étaient piégés.

L’horreur du choc initial se muait peu à peu en désespoir et en confusion. Les créatures n’avaient tué personne. Pas encore, tout du moins.

Seule au sommet d’une colline aride, Orli Covitz contemplait les ruines en forme de termitière, ainsi que la colonie humaine. Des milliers d’insectes intelligents arpentaient la lande, examinant tout avec une curiosité impitoyable. Personne ne comprenait ce qu’ils désiraient, à l’exception peut-être de Margaret Colicos, l’archéologue demeurée longtemps disparue, qui avait passé des années à leurs côtés et était revenue l’esprit étrangement hanté.

Un peu plus tard, Orli aperçut Margaret qui grimpait péniblement la colline dans sa direction, accompagnée par DD. Le comper s’était pris d’amitié pour l’adolescente dès qu’ils étaient arrivés par transportail. La vieille femme portait la combinaison des xéno-archéologues, dont le tissu et les fermetures étaient conçus pour durer des années en terrain difficile ; aujourd’hui, il était déchiré et taché.

DD marcha avec entrain jusqu’à la jeune fille, puis remarqua sa mine.

— Vous paraissez triste, Orli Covitz.

— Ma planète a été envahie, DD. Regarde-les un peu. Il y en a des milliers. On ne peut pas vivre avec eux, et on ne peut pas quitter la planète.

— Margaret Colicos a vécu très longtemps parmi les Klikiss. Elle est toujours en vie et en bonne santé.

Haletant dans l’air sec, la savante s’arrêta à côté d’eux.

— D’un point de vue physique, peut-être, lança-t-elle. Mais quant à la santé mentale, vous devriez réserver votre jugement.

Le regard brisé de la vieillarde décontenança Orli. Elle préférait ne pas imaginer ce que Margaret avait enduré au milieu des insectes géants.

— Je me réaccoutume à parler avec autrui, de sorte que ma sociabilité laisse encore à désirer, poursuivit-elle. J’ai passé tant de temps à m’efforcer de penser comme les Klikiss… C’était épuisant. (Elle posa la main sur l’épaule du comper.) Je croyais réellement être devenue folle… jusqu’à ce que DD arrive.

Le comper ne semblait ressentir aucune menace de quelque sorte autour d’eux.

— Nous nous en sommes sortis, Margaret Colicos. Et nous voici en sécurité, chez des amis.

— En sécurité ? répéta Orli.

Elle ne savait pas si elle éprouverait un jour de nouveau un sentiment de sécurité. Peu de temps après qu’elle et son père avaient quitté la morne planète Dremen pour Corribus, des robots klikiss avaient écrasé la colonie ; seuls elle-même et M. Steinman avaient survécu. Elle était venue sur Llaro prendre un nouveau départ. Et voilà qu’aujourd’hui les Klikiss eux-mêmes l’envahissaient.

— Margaret comprend les Klikiss, déclara DD avec un optimisme acharné. Elle informera les colons, leur montrera comment vivre ensemble. N’est-ce pas, Margaret ?

La vieille femme arbora une expression sceptique.

— Je comprends à peine la façon dont moi, j’ai survécu. Mais tu as raison. Ma longue expérience de xéno-archéologue devrait peser. Par l’observation, je suis parvenue à rester en vie.

Orli attrapa sa main calleuse.

— Alors, vous devez dire au maire Ruis et à Roberto Clarin ce que vous savez.

DD lui prit l’autre main.

— La connaissance est utile, n’est-ce pas, Margaret ?

— Oui, DD. La connaissance est un outil. Je rapporterai ce que j’ai appris, et j’espère que cela se révélera utile.

Comme ils dévalaient la colline et se dirigeaient vers la ville, ils dépassèrent des guerriers klikiss couverts d’épines, puis un groupe de bâtisseurs à la robe marbrée de jaune et noir, en train de creuser de longues tranchées sans tenir compte des barrières plantées par les colons. Orli resserra anxieusement sa main sur celle de la vieille femme. Cette dernière restait toutefois imperturbable, et ne prêtait pas plus d’attention aux créatures qu’elles ne le faisaient à son égard.

— Pourquoi y a-t-il autant de types de Klikiss ? Ils ont tous des couleurs et des motifs différents.

La jeune fille en avait même aperçu qui présentaient un visage presque humain, comme un masque rigide, même si la plupart ressemblaient simplement à des insectes.

— Les Klikiss n’ont pas de mâles ni de femelles mais des sous-espèces. Les grands pourvus d’épines sont des guerriers, comme ceux qui ont combattu dans les nombreuses guerres ayant eu lieu entre les ruches. Les autres sont des cueilleurs, des bâtisseurs, des explorateurs, des scientifiques.

— Vous plaisantez ! Ces bestioles ont des scientifiques ?

— Oui, des mathématiciens, des ingénieurs… (Margaret leva des sourcils non dépourvus d’admiration.) Ils ont élaboré la technologie des transportails, après tout. Ils ont inventé le Flambeau klikiss et laissé quantité d’équations sur les murs de leurs ruines. Ces créatures résolvent les problèmes par la force brutale, et le font bien.

Orli contempla le fourmillement des Klikiss, dont l’amas d’édifices tubulaires évoquait quelque ruche démesurée.

— Est-ce qu’ils ont une reine ?

Margaret gardait les yeux dans le vague, comme hantée par des cauchemars impossibles à oublier.

— Pas de reine : des spécex, ni mâles ni femelles. L’esprit et l’âme de la ruche.

Orli ramena la vieille femme à une question plus concrète :

— Mais qu’est-ce qu’ils veulent ?

L’archéologue resta silencieuse si longtemps qu’Orli crut qu’elle n’avait pas entendu.

— Tout, répondit-elle enfin.

La plupart des Klikiss étaient repartis dans leur ancienne cité, comme si les millénaires n’avaient rien changé. L’un d’eux arborait un énorme exosquelette argenté, orné de tigrures noires ; il avait une paire de jambes supplémentaire, une carapace bardée d’épines et des protubérances lisses, ainsi que plusieurs yeux à facettes. Son crâne était ovoïde ; les petites plaques de son visage bougeaient, lui conférant presque des expressions. Ce spécimen semblait beaucoup plus… ample que les autres, plus volumineux, plus inquiétant. Orli le scruta, les yeux écarquillés.

— Celui-là est un des huit accouplants qui servent le spécex, expliqua Margaret. Ils fournissent le matériel génétique nécessaire à l’expansion de la ruche.

— Est-ce que je pourrai voir le spécex ?

La vieille femme tressaillit.

— Il ne vaut mieux pas. C’est très risqué.

— Vous, vous avez vu ce… cette chose ?

— Souvent. C’est comme ça que j’ai survécu.

Mais ses explications s’arrêtèrent là.

— Alors, ce n’est pas si risqué…

— Oh, que si.

Ils passèrent devant les baraquements des Forces Terriennes construits au milieu des tumulus extraterrestres. Les soldats étaient pâles et effrayés, leur uniforme était négligé. On les avait postés là avec pour instructions de « protéger les colons » et de garder le transportail afin d’empêcher les Vagabonds prisonniers de s’échapper. Mais ils ne faisaient guère plus que regarder l’invasion, aussi impuissants que ceux dont ils étaient censés garantir la sécurité.

Orli constata avec surprise que les Klikiss n’avaient pas désarmé les troupes.

— Pourquoi est-ce que les gardes ont toujours leurs fusils ?

— Les Klikiss s’en fichent.

Sans prévenir, les ouvriers klikiss entreprirent de démolir les baraquements modulaires, éventrant les murs au moyen de leurs pinces.

Les Terreux, au comble de l’énervement, se mirent à crier :

— Eh, attendez un peu ! (Certains s’élancèrent en avant.) Au moins, laissez-nous prendre nos affaires !

Les insectes poursuivirent leur tâche avec obstination, sans prêter davantage attention à ces hommes éperdus que s’ils avaient été des objets décoratifs.

Poussés par leurs camarades, plusieurs soldats se ruèrent sur les baraquements.

— Arrêtez, attendez un peu !

Les ouvriers insectoïdes déchiquetèrent une paroi métallique, et éparpillèrent couchettes, conteneurs, vêtements et autres objets comme autant de déchets. Le premier soldat se mit en travers et brandit son fusil à impulsion jazer.

— Reculez, saletés de bestioles ! Je vous préviens…

Le Klikiss balança un membre segmenté vers l’homme en uniforme, le décapita, puis retourna à son ouvrage avant même que le cadavre ait touché le sol. Les neuf autres soldats hurlèrent, épaulèrent leurs fusils et commencèrent à tirer.

Margaret ferma les yeux et gémit :

— Ça tourne très mal…

— On ne peut rien faire ? cria Orli.

— Non, rien.

Alors même que les projectiles les heurtaient, les créatures ne comprenaient pas ce qui se passait. En dépit des rayons qui les découpaient sur pied, elles continuaient à détruire vestiaires, matériel, albums de famille…

Les armes terriennes exterminèrent onze ouvriers avant que le reste de la sous-ruche contre-attaque. Des dizaines de guerriers bardés d’épines montèrent à l’assaut sous le feu roulant des soldats.

Une fois que ces derniers eurent vidé leurs chargeurs, les Klikiss les tuèrent.

Sans voix, Orli assista au carnage. Même DD laissait percer de l’inquiétude. Une troupe d’ouvriers remplaça la précédente, d’autres emportèrent les cadavres humains et klikiss.

Un accouplant à la robe tigrée vint s’entretenir avec Margaret dans son langage cliquetant. La vieille femme répondit d’un cliquetis de gorge, pendant que DD traduisait :

— L’accouplant a dit que ces nouveau-engendrés ne fonctionnaient pas correctement. Ils ont été éliminés du réservoir génétique.

La créature s’écarta comme une nouvelle troupe d’ouvriers poursuivait la démolition des baraquements afin de laisser place aux édifices klikiss.

— Ils vont tous nous tuer, n’est-ce pas ? s’enquit Orli avec une sombre résignation.

— Les Klikiss ne sont pas là pour vous, répondit Margaret. (Elle plissa les yeux, afin de mieux distinguer l’antique structure abritant le transportail.) J’ai appris quelque chose de très important quand j’ai déchiffré leur langage. Les robots noirs sont leur principal ennemi. Les Klikiss ont l’intention de les anéantir. Tous. Il faut seulement éviter de se trouver en travers de leur chemin.

Un essaim d'acier
Couv.xhtml
Titre.xhtml
Dedicace.xhtml
AvantPropos.xhtml
Section0001.xhtml
Section0002.xhtml
Section0003.xhtml
Section0004.xhtml
Section0005.xhtml
Section0006.xhtml
Section0007.xhtml
Section0008.xhtml
Section0009.xhtml
Section0010.xhtml
Section0011.xhtml
Section0012.xhtml
Section0013.xhtml
Section0014.xhtml
Section0015.xhtml
Section0016.xhtml
Section0017.xhtml
Section0018.xhtml
Section0019.xhtml
Section0020.xhtml
Section0021.xhtml
Section0022.xhtml
Section0023.xhtml
Section0024.xhtml
Section0025.xhtml
Section0026.xhtml
Section0027.xhtml
Section0028.xhtml
Section0029.xhtml
Section0030.xhtml
Section0031.xhtml
Section0032.xhtml
Section0033.xhtml
Section0034.xhtml
Section0035.xhtml
Section0036.xhtml
Section0037.xhtml
Section0038.xhtml
Section0039.xhtml
Section0040.xhtml
Section0041.xhtml
Section0042.xhtml
Section0043.xhtml
Section0044.xhtml
Section0045.xhtml
Section0046.xhtml
Section0047.xhtml
Section0048.xhtml
Section0049.xhtml
Section0050.xhtml
Section0051.xhtml
Section0052.xhtml
Section0053.xhtml
Section0054.xhtml
Section0055.xhtml
Section0056.xhtml
Section0057.xhtml
Section0058.xhtml
Section0059.xhtml
Section0060.xhtml
Section0061.xhtml
Section0062.xhtml
Section0063.xhtml
Section0064.xhtml
Section0065.xhtml
Section0066.xhtml
Section0067.xhtml
Section0068.xhtml
Section0069.xhtml
Section0070.xhtml
Section0071.xhtml
Section0072.xhtml
Section0073.xhtml
Section0074.xhtml
Section0075.xhtml
Section0076.xhtml
Section0077.xhtml
Section0078.xhtml
Section0079.xhtml
Section0080.xhtml
Section0081.xhtml
Section0082.xhtml
Section0083.xhtml
Section0084.xhtml
Section0085.xhtml
Section0086.xhtml
Section0087.xhtml
Section0088.xhtml
Section0089.xhtml
Section0090.xhtml
Section0091.xhtml
Section0092.xhtml
Section0093.xhtml
Section0094.xhtml
Section0095.xhtml
Section0096.xhtml
Section0097.xhtml
Section0098.xhtml
Section0099.xhtml
Section0100.xhtml
Section0101.xhtml
Section0102.xhtml
Section0103.xhtml
Section0104.xhtml
Section0105.xhtml
Section0106.xhtml
Section0107.xhtml
Section0108.xhtml
Section0109.xhtml
Section0110.xhtml
Section0111.xhtml
Section0112.xhtml
Section0113.xhtml
Section0114.xhtml
Section0115.xhtml
Section0116.xhtml
Section0117.xhtml
Section0118.xhtml
Section0119.xhtml
Section0120.xhtml
Section0121.xhtml
Section0122.xhtml
Section0123.xhtml
Section0124.xhtml
Section0125.xhtml
Section0126.xhtml
Section0127.xhtml
Section0128.xhtml
Section0129.xhtml
Section0130.xhtml
Section0131.xhtml
Section0132.xhtml
Section0133.xhtml
Section0134.xhtml
Section0135.xhtml
Section0136.xhtml
Section0137.xhtml
Section0138.xhtml
Section0139.xhtml
Section0140.xhtml
Section0141.xhtml
Section0142.xhtml
Section0143.xhtml
Section0144.xhtml
Section0145.xhtml
Section0146.xhtml
Lexique.xhtml
Remerciements.xhtml
DuMemeAuteur.xhtml
Legal.xhtml
Club.xhtml
Colophon.xhtml