7
Margaret Colicos
Sur Llaro, les Klikiss construisirent jusqu’à avaler la vieille cité, et plus loin encore. Les structures en ciment organique s’élevaient très haut dans le ciel, éclipsant les monolithes qui avaient survécu des milliers d’années. À partir de débris métalliques issus des baraquements militaires démantelés, des maisons coloniales, des silos et des entrepôts à équipement, ils fabriquèrent des machines rudimentaires, des véhicules à châssis apparent, des appareils volants. Seuls le grand hangar des FTD, un atelier de réparation et des bunkers de stockage, situés à l’écart du complexe central, avaient échappé jusqu’à présent aux déprédations des créatures.
Le massacre des soldats avait enseigné aux colons à garder leurs distances avec les envahisseurs. Margaret offrit ses conseils – cruels mais nécessaires – aux chefs de la colonie. Elle avait parfois du mal à expliquer ce qu’elle avait appris, et les mots se bloquaient dans sa gorge. Après sa fuite par transportail, laissant derrière elle son cher Louis à la merci des robots noirs, elle s’était retrouvée dans un endroit terrible à l’autre bout de la galaxie : une ruche klikiss en pleine renaissance. Sa connaissance de leur écriture, que Louis et elle avaient décryptée dans les ruines, lui avait permis de communiquer en premier lieu. Puis il y avait eu la boîte à musique d’Anton…
Clairement, la majorité des colons de Llaro ne voulait pas entendre la rude vérité, même si un homme – Davlin Lotze – semblait résolu à comprendre cette espèce nouvelle, tout comme elle-même l’avait été lors de ses premiers jours parmi les Klikiss.
Des accouplants à la robe tigrée flânaient parmi les bâtisses, tels des dragons en quête de proies. Certains des premiers colons qui travaillaient dans des fermes éloignées avaient plié bagage et avaient fui dans la nature. Pour le moment, les envahisseurs ne prêtaient aucune attention à cette évacuation clandestine. Mais si les Klikiss décidaient un jour de ratisser le terrain, il ne faisait aucun doute dans l’esprit de Margaret que ces fugitifs n’en réchapperaient pas.
Elle s’efforcerait d’éviter que cela se produise.
— Qu’est-ce qu’ils fabriquent là-bas ? lui demanda Orli, qui semblait penser que Margaret avait réponse à tout. On dirait des containers volants…
— Des vaisseaux spatiaux, à mon avis, suggéra DD.
Tous trois observèrent les insectes, ouvriers et savants, qui vaquaient à leurs tâches avec une totale concentration, tels des jouets mécaniques. Sur une aire dégagée près d’une des nouvelles structures extraterrestres, l’un des vaisseaux testait ses propulseurs. Il décollait dans un jet de poussière et de flammes, puis redescendait vers la zone de construction.
— Est-ce le cas, Margaret Colicos ?
Celle-ci connaissait certains projets du spécex.
— Oui, ce sont des vaisseaux spatiaux. Les pièces d’une nef-essaim.
— Pourquoi en ont-ils besoin ? Il y a les transportails.
— Le réseau dessert de nombreux mondes, mais des carreaux où étaient inscrites des coordonnées ont été abîmés. C’est la raison pour laquelle les Klikiss doivent aussi voyager par des moyens plus conventionnels. Ils vont traquer d’autres sous-ruches, ainsi que leurs robots.
Sur presque tous les transportails découverts sur les mondes à l’abandon, certains carreaux avaient été délibérément détruits par les Klikiss au cours de leur fuite. Sur Rheindic Co, Margaret et Louis avaient trouvé un trapézoïde mural intact. Alors qu’ils tentaient d’échapper aux robots noirs, Louis avait choisi des coordonnées au hasard et envoyé Margaret à travers le passage, avec l’intention de la suivre. Malheureusement, Sirix et les deux autres robots s’étaient jetés sur lui. Laissant Margaret seule en enfer…
Orli débordait de questions.
— Pourquoi les Klikiss veulent-ils attaquer les autres sous-ruches ?
Margaret n’avait jamais été particulièrement à l’aise avec les enfants, y compris avec son fils Anton. Elle ignorait la façon de leur parler, ne parvenait pas à se départir de son sérieux. Mais cette jeune fille était bien plus qu’une enfant. Pour une quelconque raison, elle semblait s’être prise d’affection pour Margaret. Et pour DD.
— Quel âge as-tu ?
— Quinze ans.
— Tu sais que les humains se font la guerre. Mais pour les Klikiss, il s’agit d’un impératif biologique. Une forme de maîtrise démographique.
Piégée parmi eux, Margaret les avait étudiés avec ardeur. Elle avait examiné leurs interactions sociales, leur hiérarchie, et avait appris à communiquer avec eux.
— Je les comprends plus comme une archéologue que comme une biologiste. Le cycle de leur société repose sur la conquête et la domination. Une fois les sous-ruches devenues trop nombreuses, les spécex se déclarent la guerre. Le spécex le plus fort conquiert et soumet le plus faible, accroissant son propre essaim, puis poursuit sa guerre contre une autre sous-ruche. Les ruches fissionnent et croissent, engendrant de nouveaux guerriers qui viennent remplacer ceux qui ont été perdus dans les batailles. Chaque vainqueur incorpore d’autres ruches, éliminant ses rivaux et se renforçant, jusqu’à ce que l’espèce ne soit plus constituée que de quelques spécex en conflit. Quand, enfin, tous les combats ont pris fin, seul un spécex demeure, qui contrôle l’ensemble de l’espèce.
» Mais un unique spécex, au sein d’une unique ruche, finit par stagner et dépérir. Après un certain temps, il fissionne une ultime fois, éparpillant tous les Klikiss par des milliers de transportails sur de nouveaux mondes. C’est le Grand Essaimage. Puis ils s’endorment pendant des milliers d’années. Pour attendre.
— Pourquoi dorment-ils si longtemps ? l’interrogea Orli, comme si sa question impliquait une réponse simple.
Margaret avait étudié d’innombrables textes klikiss, les avait interrogés sur leurs motifs. Mais même une question simple paraissait dépasser leur entendement. Aucun point de comparaison. Accroupie dans la boue, avec des brindilles ou ses propres doigts, la vieille femme avait gribouillé ses questions dans leur écriture complexe, avant que le spécex finisse par s’en désintéresser. Il lui avait fallu des mois pour commencer à comprendre.
— Les siècles de guerre totale entre ruches dévastent les planètes. C’est pourquoi l’intégralité des Klikiss – les spécex, les accouplants et toutes les sous-espèces – s’enterre pour hiberner, le temps que les écosystèmes planétaires se rétablissent. Lorsque les Klikiss se réveillent, les nouvelles sous-ruches recommencent le cycle.
Orli fit le lien si rapidement que Margaret s’émerveilla de son intelligence.
— Si c’est un Essaimage, ça signifie que d’autres sous-ruches existent ailleurs.
— Oui, Orli. Beaucoup d’autres. Et même si le spécex de Llaro considère que je suis intéressante, je n’ai aucune influence sur les autres. Ces sous-ruches attaqueront et élimineront toutes les infestations qu’elles trouveront.
— Que voulez-vous dire par « infestations » ? D’autres Klikiss ?
— Des Klikiss. Des robots noirs. Ou des humains.
Orli croisa les bras sur sa poitrine en un geste de défi.
— Alors, comment avez-vous survécu parmi eux ? Pourquoi ne vous ont-ils pas tuée ?
L’expression de Margaret se teinta d’un mélange de mélancolie et d’effroi.
— Pour une chose. J’avais une chanson que le spécex n’avait jamais entendue.
Elle fouilla dans une poche de sa combi toute neuve – un solide uniforme de colon qui remplaçait sa vieille tenue en lambeaux – et en extirpa un petit boîtier en métal garni d’engrenages et de fiches minuscules. Elle donna un tour de clé, et la tint sur la paume de sa main.
— Une boîte à musique ancienne. Mon fils me l’a offerte il y a longtemps.
L’air de la vieille chanson populaire anglaise Greensleeves s’éleva. Orli s’illumina soudain.
— Moi aussi, je joue de la musique ! J’ai un synthétiseur à bandes et j’écris mes propres mélodies. Mon père voulait que je prenne des leçons pour devenir professionnelle. D’après lui, j’étais assez bonne pour faire de la scène, voyager de monde en monde en tant qu’artiste. (Elle fronça les sourcils.) Je joue toujours ici, pour quelques colons. Ils aiment ça, en particulier le soir.
Margaret inclina la boîte à musique et regarda le soleil se réfléchir sur sa surface ternie.
— Ceci m’a sauvé la vie. Les guerriers klikiss m’auraient tuée, les accouplants m’auraient assimilée… mais grâce à cette chanson – si étrangère, si différente de tout ce que le spécex avait jamais rencontré –, ils m’ont considérée comme une sorte de spécex aussi, puissante mais inoffensive. Ils m’ont gardée afin de m’étudier, et je les ai étudiés en retour. Une fois qu’ils se sont rendu compte que ma « ruche » avait été détruite par les robots noirs, ils m’ont acceptée comme non‑ennemie.
La musique ralentit à mesure que le ressort de la boîte se détendait. Margaret la remit avec précaution dans sa poche.
— Si seulement Anton savait combien son cadeau m’a été précieux. Si seulement il savait tout le reste…