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Sarein
Voilà longtemps que Sarein s’inquiétait pour Basil, et son inquiétude n’avait cessé de croître. À cause de tout ce qu’il avait fait pour elle et de leur passé commun, elle tenait encore à lui. Mais ces derniers temps, une autre émotion s’était immiscée en elle : la peur.
Aussi, lorsque le président lui envoya une invitation à déjeuner en privé avec lui, son excitation ne tarda pas à se muer en perplexité. La brièveté du message ne trahissait ni tendresse, ni rudesse, comme s’il avait été écrit sur un coup de tête.
Sarein accepta, bien sûr, espérant que tout se déroulerait au mieux.
Basil avait spécifié l’heure à laquelle elle devait le rejoindre. Ses appartements étaient d’une propreté irréprochable, qui laissait deviner le peu de temps qu’il y passait.
— Qu’il est bon que tu sois venue. Cela faisait trop longtemps.
Elle essaya d’interpréter son sourire.
— Oui, en effet, Basil.
— Mais tu comprends, n’est-ce pas ? À cause de la guerre des hydrogues et de la honteuse insurrection de Peter, je n’ai pas eu beaucoup de temps à consacrer à mes affaires personnelles.
La table était déjà mise et le déjeuner les attendait. Afin de ne pas perdre de temps, supposa-t-elle : même avec elle, le président avait un planning serré. Deux filets mignons, deux plats identiques de champignons et de légumes vert et jaune qu’elle ne reconnut pas. Il y avait un verre de thé glacé à côté de leur assiette. Il lui fit signe de s’asseoir, et repoussa son siège dans son dos comme un gentleman.
— Il nous faudrait plus d’occasions comme celle-ci, Basil. Un peu de détente ne nuirait pas à ton efficacité.
— C’est ce que ne cessent de me dire mes conseillers. (Il s’assit en face d’elle et désigna son assiette.) J’espère que le plat sera à ton goût, mais c’est la compagnie qui compte.
Sarein entama son steak et le trouva à point. Elle souriait et retardait la fin de cette plaisante conversation. Mais dans un coin de son esprit, elle se demandait ce que fabriquait le président. Trop souvent au cours de cette année, il lui avait battu froid et avait montré qu’il n’avait pas besoin d’elle, ni de son adjoint Cain, ni de quiconque ne partageant pas son point de vue.
À mesure que la Hanse perdait le contrôle des événements, elle avait vu peu à peu Basil partir en vrille. Il s’était emmuré, se coupant même de ses conseillers les plus proches, et avait laissé ses émotions aveugler son jugement. Cependant, Sarein était certaine de le sauver, si elle profitait des heures passées en sa compagnie pour lui faire reconsidérer sa position contre la Confédération, lui faire voir les choix qui bénéficieraient à toute l’humanité et non seulement à son pouvoir personnel.
— Je te connais bien, Sarein. Je n’ai jamais douté de toi, mais je me rends compte que nous nous sommes éloignés l’un de l’autre. J’espère que cette soirée te rassurera là-dessus. Je dois savoir si je peux compter sur toi, quand tant de choses s’assombrissent autour de moi.
— Bien sûr que oui, Basil !
Elle avait répondu par réflexe, mais elle sentit un froid soudain l’envahir. Elle avait espéré l’assouplir, mais flairait à présent son intention à lui de la manipuler, elle.
— J’ai vérifié le programme de tes réunions. J’ai remarqué que tu avais rendu visite à un vaisseau marchand, le Curiosité Avide, qui appartient au capitaine Rlinda Kett.
Sarein se figea, réprimant sa réaction afin que Basil ne remarque rien.
— Oui, je connais le capitaine Kett depuis Theroc. Elle avait un lot de marchandises. Rien de remarquable, mais j’étais la seule personne qu’elle connaissait sur Terre. Nous avons eu une brève conversation, puis elle est partie.
— Tu es consciente qu’il y a un mandat d’arrêt contre elle et son partenaire ?
— Non, elle ne me l’a pas dit. Et je ne suis pas responsable de la sécurité de l’astroport, Basil. (Elle vit là l’occasion d’orienter la conversation.) Toutefois, je l’aurais su si tu me tenais au courant des choses. Je me sens exclue. Je ne connais pas la moitié de tes projets. Par exemple, j’ignorais que tu avais un aspirant au titre princier.
— Un aspirant au titre royal.
Elle reposa ses couverts.
— Tu vois ce que je disais ? Je ne suis au courant de rien. Je ne sais pas de qui il s’agit. Pas plus que ton adjoint, apparemment.
Le visage de Basil se durcit.
— Cette information est confidentielle.
— Mais ne devrions-nous pas le savoir ? Nous sommes tes partisans, tes conseillers, et je suis ton amante. Du moins, je le crois encore.
Parfois, elle devait se le rappeler à haute voix. Basil sembla trouver cela amusant.
— Tu crois que j’ai quelqu’un d’autre ?
— Non, jamais de la vie. Je me demande seulement si tu as besoin de moi… ou de quiconque.
— J’ai besoin de gens qui me soient loyaux.
Après le déjeuner, on leur servit en guise de café un breuvage brûlant : du clee, fabriqué à partir de cosses à graines d’arbremonde. Sarein en avait souvent consommé sur Theroc. Elle savait que Basil le lui avait servi dans l’intention de lui prouver qu’il pensait à elle. Voilà comment il « marquait des points ». Cependant, au lieu de la réconforter, le clee – difficile à obtenir, en particulier à l’heure actuelle – ne fit que soulever davantage de questions.
Ensuite ils firent l’amour, et pendant un court moment, Sarein s’apaisa et se laissa envahir par de folles espérances. Basil savait exactement ce qu’elle aimait : il ne l’avait donc pas totalement oubliée. Mais elle garda l’impression tenace qu’il se contentait d’accomplir un devoir. De rayer une ligne sur sa liste de choses à faire. Quand ils eurent fini, elle se pelotonna contre lui. Elle se souvint de la première fois qu’elle était venue dans son lit. Et de tous les changements incroyables qui étaient survenus dans sa vie depuis lors… des changements dont Basil était le principal responsable.
Il lui entoura les épaules.
— Je dois te garder auprès de moi, dit-il.
— Je suis là, Basil.
Elle déglutit péniblement au souvenir d’un vieux poncif que Basil aimait à citer : « Garde tes amis auprès de toi, et tes ennemis plus près encore. »
Pour la première fois, Sarein se demanda, réellement, ce qui se passerait si elle lui demandait la permission de retourner chez elle, sur Theroc. Qu’adviendrait-il si elle tentait de s’échapper ?
Suis-je un otage ?