63
Basil Wenceslas
Le président avait ostensiblement tourné le dos à l’amiral Willis, qui se tenait au garde-à-vous, pour faire face à la fenêtre de son bureau. Il venait d’apprendre son assaut bâclé sur Theroc, aussi évitait-il de la regarder. Une autre cruelle déception. Un autre fiasco. Était-elle donc si médiocre ? Avait-on fait un si piètre choix quand on l’avait nommée amiral ?
Assis dans un coin à son bureau, Eldred Cain observait la scène. Cela ne dérangeait pas Basil que son adjoint s’exprime de moins en moins souvent lors des réunions. Il s’inquiétait cependant du fait que personne ne possède sa clarté de vision.
Le regard toujours fixé sur la ligne des toits, il dit enfin :
— Vous avez surestimé les Theroniens et les Vagabonds. Je sais dans quelle étoffe ils sont taillés. Leurs positions n’auraient pas tenu. Vos jazers auraient transformé les vaisseaux-arbres verdanis en petit bois.
Willis ne se donna pas la peine de paraître intimidée.
— Monsieur le Président, au cours de ma carrière, j’ai eu plus que ma part de conseils donnés après coup par des politiciens. Il était impossible de gagner cette bataille, tel est mon avis de professionnelle. Point. Après les désastres qu’ont essuyés les Forces Terriennes, j’assume ma décision de ne pas avoir risqué de perdre dix croiseurs Mantas dans une vaine tentative.
Il se tourna vers elle, mais elle ne recula pas.
— Je n’aime pas votre ton d’insubordination, amiral.
Une fois de plus.
Willis écarta le commentaire d’un revers de main.
— Le plus important, monsieur le Président, ce sont les nouvelles alarmantes rapportées par le roi Peter. Si les Klikiss sont bel et bien revenus reprendre leurs mondes, la menace est considérable.
— Et vous avez cru à ce conte de fées ? sans preuve ? Les Klikiss se sont éteints il y a dix mille ans. C’était une stratégie de défense. Peter a simplement créé des monstres imaginaires.
— Créé ? Comme la menace « imaginaire » des robots klikiss et des compers Soldats, vous voulez dire ?
— Le général Lanyan se trouve encore sur Rheindic Co, dit l’adjoint Cain d’une voix plus douce qu’il n’y paraissait. Il n’a envoyé aucun rapport mentionnant une invasion klikiss sur l’un des mondes qu’il est parti inspecter.
Willis montra des signes d’énervement.
— Comment au juste est-il censé vous envoyer un rapport ? Il ne dispose d’aucun prêtre Vert. Avez-vous reçu la moindre nouvelle de lui ?
— J’attends le général incessamment. Il me délivrera un rapport complet dès son retour.
Willis attendait, aussi dure et aussi impénétrable qu’une statue.
— Ce sera tout, monsieur le Président ?
Basil finit par s’asseoir.
— Hélas non. Puisque nous n’avons pu arriver à nos fins sur Theroc, vous m’obligez à recourir au plan B.
La perplexité envahit le visage de Cain.
— Le plan B ? Nous n’avons pas discuté des actions à venir.
— Je n’ai pas demandé votre avis, monsieur Cain. L’objectif est assez clair. (Il se tourna pour regarder Willis.) Même si votre décision de renoncer à attaquer Theroc me laisse dubitatif, je ne puis me permettre de perdre l’un de mes commandants les plus chevronnés. Pas plus que je ne laisserai rouiller dix Mantas, pendant que la Hanse se défait entre mes doigts. J’ai commandé une évaluation des colonies séparatistes les plus stratégiques pour déterminer leur niveau de défense. Je vais envoyer mes chefs de quadrant sur ces « cibles faciles », afin d’y planter le drapeau de la Hanse. Qu’ils les remettent dans le droit chemin, par tous les moyens si nécessaire.
— Vous voulez dire : envahir et occuper ?
— C’est exactement ce que je veux dire, même si j’aurais choisi d’autres termes.
— J’aimerais récupérer mon Mastodonte si vous voulez m’envoyer au combat, monsieur le Président. La conclusion de l’assaut de Theroc aurait été radicalement différente si je l’avais eu en plus des Mantas.
— Demande rejetée. Le général Lanyan en conserve le commandement dans l’immédiat. Peut-être qu’après une victoire vous pourrez le récupérer. Mais pour l’instant, vous devrez vous contenter de vos croiseurs.
Il toucha sa table-écran. Aussitôt, un système solaire s’illumina. Basil afficha des images de mers turquoise, de récifs et de bourgades coloniales érigées au moyen de coquilles géantes ; mais également de raffineries, de pipelines et de condensateurs.
— Je vous affecte sur Rhejak, un monde recouvert d’eau dont l’économie se fonde sur les ressources océaniques. Longtemps, les habitants n’ont souffert d’aucune privation. Ils ne poseront pas de problème… même pour vous, amiral.
Il joignit les mains derrière sa nuque. Willis fronça les sourcils en regardant ces images.
— Vous voulez que je conquière cette collection de cartes postales ? Dans quel dessein ? Flatter l’ego de la Hanse ?
— Afin d’acquérir les matières premières de Rhejak. Ses océans et ses récifs regorgent de métaux et autres minéraux, dont la Hanse a besoin. Un de leurs extraits de varech constitue un médicament précieux, notamment dans les traitements antisénescence. Mettre à genoux une poignée d’insulaires et de pêcheurs devrait être à votre portée, amiral.
Willis était manifestement mécontente.
— J’ai des décennies d’expérience, monsieur le Président, et des dizaines de victoires à mon actif. Je ne suis pas habituée à ce qu’un… civil s’adresse à moi de cette manière.
— Je suis votre commandant en chef, amiral.
— Ce sujet soulève des doutes en ce qui me concerne. J’ai relu le règlement des FTD. La hiérarchie y est décrite de façon claire, et le président ne s’y trouve mentionné nulle part.
À l’autre bout de la pièce, la voix de Cain s’éleva :
— Elle a raison d’un point de vue technique, monsieur le Président. Selon le protocole hanséatique, vous n’avez pas l’autorité directe pour commander les Forces Terriennes de Défense.
Basil serra les dents et s’efforça de rester calme.
— Je crois que la Charte de la Hanse et le règlement des FTD doivent être clarifiés, afin que d’autres officiers n’éprouvent pas la même confusion.
L’amiral Willis quitta le bureau sans qu’on lui ait donné congé. Basil regarda sa silhouette disparaître. Puis il jeta un coup d’œil à Cain, et envisagea – ce n’était pas la première fois – de renvoyer et remplacer dans la foulée l’ensemble de ses conseillers et de ses officiers. Hélas, il n’avait pas de meilleur remplaçant. C’est pourquoi il devait tenir en laisse ceux dont il disposait.