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L’amiral Sheila Willis
L’officier d’artillerie rivait des yeux inquiets sur son écran de visée.
— Amiral, quelqu’un s’échappe. Dois-je ouvrir le feu ?
— Bien sûr que non. C’est seulement un vaisseau marchand, sans doute même pas un Vagabond.
— Mais… Amiral, il nous a vus.
— Et alors ?
— Mais… Mais on saura que nous sommes sur Rhejak. Ils pourraient avertir tout le monde de notre venue.
— Tout le monde devra le savoir, tôt ou tard. Je croyais que le but était justement de faire trembler les colonies. Nous sommes venus rétablir l’ordre et l’autorité de la Hanse. C’est ce que j’ai l’intention de faire. Je ne vais pas me lancer dans une course folle derrière un malheureux vaisseau… dont les passagers ont dû mouiller leur pantalon en nous apercevant.
— Non, amiral, dit l’officier d’un air penaud.
Conrad Brindle, vif et concentré, s’approcha du poste de communication.
— Ce vaisseau a-t-il envoyé une transmission avant de partir ?
— Oui, capitaine : un message vers la surface. Un avertissement nous concernant.
Willis se leva de son fauteuil de commandement et s’étira.
— Alors, préparez les débarqueurs. Mieux vaut se dépêcher avant que la pagaille s’installe. (Comme lorsqu’elle avait mené ses Mantas sur Theroc, cette mission la mettait mal à l’aise.) Les gens, là en bas, sont habitués aux FTD. On est seulement venus leur rappeler qu’ils sont toujours les membres bien-aimés de notre grande et heureuse famille.
Brindle baissa la voix :
— Vous ne trouvez pas ça quelque peu naïf, amiral ?
— Si. Mais jusqu’à preuve du contraire j’appelle cela de l’optimisme.
Le général Lanyan aurait surgi, toutes les armes dégainées, afin d’intimider ces pauvres habitants. En ce qui la concernait, Willis préférait appliquer une politique de non-agression, sauf si la manière forte se révélait nécessaire.
Laissant le commandement à son second, elle se rendit dans ses quartiers pour enfiler un uniforme blanc et bleu marine. Elle en profita pour avaler le sandwich jambon-fromage qui l’attendait… juste au cas où les Rhejakiens n’auraient pas organisé de festin de bienvenue. Après avoir retouché sa coiffure et vérifié les manchettes et les plis de sa tenue protocolaire, elle s’estima prête à rejoindre la première vague de débarqueurs.
Les soldats se hâtaient à leurs postes. Des équipes s’engouffraient dans les baies d’embarquement, chargées des armes et de l’équipement nécessaires à une occupation. Willis grimpa dans l’un des vingt-sept transports et donna l’ordre de lancement.
En dépit d’une descente agitée, Willis garda la tête froide. Elle se présenta, les yeux fixés à l’écran de transmission. Le vaisseau marchand avait réduit à néant l’effet de surprise sur lequel elle avait compté.
« Rhejak étant une colonie hanséatique depuis toujours, nous sommes venus vous offrir l’assistance des Forces Terriennes de Défense. En vous plaçant sous notre supervision, nous vous aiderons à distribuer vos produits vers la Hanse, où les citoyens en ont le plus désespérément besoin. »
Elle acheva son élocution par ce qu’elle espérait être un charmant sourire, même si elle savait que ce n’étaient que des foutaises.
L’explosion d’insultes et de récriminations qui lui fut transmise en retour via de nombreuses fréquences lui indiqua combien son optimisme était déplacé. Elle soupira et décida de prendre le taureau par les cornes.
« D’accord, je comprends votre mécontentement. Indiquez-moi où atterrir avec mes appareils, et je viendrai vous parler face à face.
— On va vous dire où atterrir, sales Terreux de mes…
— Mon nom est Hakim Allahu, les interrompit une autre voix. Représentant des affaires commerciales de Rhejak. Je dois vous rappeler que nous sommes un monde indépendant. Nous avons officiellement dénoncé la Charte de la Hanse. Les FTD n’ont aucun droit, ici. (La résignation remplaça la défiance de son ton.) D’un autre côté, nous serions fous de croire pouvoir vaincre vos forces lourdement armées. Nous n’avons d’autre choix que de capituler face à votre invasion illégale.
— Monsieur Allahu, qui parle d’invasion ?
— Comment définissez-vous cela, amiral ? Vous rameutez dix vaisseaux de guerre pour placer de force une planète indépendante sous… comment dites-vous : votre “supervision” ? »
Willis savait que la population n’accepterait jamais cette occupation, mais elle espérait faire passer la pilule sans trop de douleur. Elle devait néanmoins suivre les ordres.
« Je suis désolée, monsieur, mais on a un travail à accomplir. »
Comme les débarqueurs approchaient du groupe d’îles et de récifs, elle admira la mer turquoise, les bancs de corail blanc et de sable calcaire. De gigantesques créatures à tentacules dérivaient çà et là. Les opérateurs radar scannèrent les terres émergées, et ils virent tout de suite le problème auquel ils étaient confrontés :
« Amiral, on ne peut pas poser plus de deux débarqueurs par point. Ils ne possèdent pas d’astroport.
— Amenez ce vaisseau et un second en escorte jusqu’à l’endroit où je dois rencontrer M. Allahu. Le reste d’entre vous tournera autour de nous, le temps de résoudre ce problème. »
— On adopte une formation d’intimidation, amiral ? s’enquit son pilote. On vole au-dessus de leurs têtes, les armes parées ?
Willis roula les yeux.
— Je ne crois pas qu’ils soient aveugles ni stupides. Essayons un peu de mesure et de délicatesse, voulez-vous ?
Son débarqueur atterrit sur une corniche faite d’une portion de récif aplanie. Willis émergea du vaisseau et se fendit d’un sourire forcé à l’adresse d’Allahu et de la poignée de représentants de Rhejak qui l’accompagnait. Elle espérait aboutir à une résolution pacifique du problème.
— Je ne crois pas que vous soyez disposés à ce qu’on se serre la main et qu’on converse autour d’un verre ? Je me charge d’apporter les bouteilles, si ça peut vous faire plaisir.
— Cela ne me fait aucun plaisir, rétorqua Allahu, tandis qu’en surplomb les vaisseaux striaient le ciel dans un vrombissement menaçant. Rien de tout cela ne me fait plaisir. Nous sommes une petite colonie. Il n’est pas besoin d’une armée d’avocats et de bureaucrates pour savoir que ce que vous faites est illégal.
— Tout dépend des lois en question, monsieur Allahu. Je n’ai pas l’intention d’en débattre avec vous, car ce n’est pas de mon ressort. Rhejak produit de nombreuses marchandises vitales, et le président de la Hanse affirme que votre déclaration d’indépendance n’a pas suivi la procédure qui convient. À présent que la guerre des hydrogues est terminée, nous devons coexister jusqu’à ce que la Hanse soit rétablie.
— Vous voulez dire la Confédération, amiral. La Hanse ne représente plus rien.
— La Hanse garnit mon compte bancaire, c’est la raison de ma présence ici.
Sur les eaux, elle aperçut des coquillages flottants géants, des radeaux ancrés près de vastes champs d’algues, des tours de traitement minéralier qui extrayaient les métaux marins. La beauté de ce monde l’émerveillait. Ses instructions mentionnaient une liste de marchandises que la Hanse désirait obtenir. Il lui faudrait poster des unités dans les usines afin d’assurer la production.
— On évitera de rester dans vos jambes autant que possible, je vous le promets, dit-elle.
Allahu mit ses mains sur ses hanches d’un air sceptique.
— Et comment comptez-vous réaliser cela ? (D’un geste, il désigna les deux débarqueurs au sol, puis ceux qui tournoyaient dans le ciel.) Où allez-vous installer vos hommes ?
— Je vois bien qu’il n’y a pas de terrain assez vaste pour tous. Nous allons donc construire nos propres pontons. Grâce à l’ingéniosité des FTD, fabriquer des baraquements flottants sera un jeu d’enfant.