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Tasia Tamblyn
Ils avaient récupéré du carburant conventionnel en quantité suffisante dans les cachettes de Davlin, et les réfugiés vagabonds avaient réparé l’Osquivel, de sorte qu’il pouvait s’envoler. Il n’y avait aucune raison d’attendre. Pas de longs adieux sentimentaux, seulement partir. Tout de suite.
Ces deux derniers jours, Tasia avait travaillé avec Robb, Nikko et Davlin pour colmater le réservoir, le martelant à la force du poignet et le rapiéçant afin qu’il résiste au vide spatial. Ils devaient ficher le camp de Llaro avant que les Klikiss de la nouvelle sous-ruche repèrent l’endroit où ils s’étaient écrasés.
Aux promontoires de grès, les réfugiés se montrèrent impatients de quitter la planète. Ils savaient que leurs provisions ne dureraient pas, et avec soixante-dix personnes entassées dans les cavernes et sur les saillies, les conditions de survie se détérioraient de jour en jour. Tasia était certaine que quelqu’un commettrait bientôt une erreur, et qu’une des patrouilles klikiss détecterait alors la présence des humains.
Dans l’arroyo, Davlin Lotze utilisa une pompe manuelle pour transférer le carburant des barils dans les réservoirs du vaisseau. Il alla jusqu’à siphonner les dernières gouttes qui restaient dans le Rémora. En tout, cela suffirait pour décoller et emporter les réfugiés loin de Llaro.
Nikko fit le tour de la coque afin de vérifier une dernière fois les multiples joints, pendant que Robb procédait au diagnostic final dans le cockpit. DD et Orli – cette dernière ne s’éloignant jamais du comper Amical – le suivirent. Tasia s’assit à côté de Robb, qui testait les moteurs. Ceux-ci réagirent par un rugissement qui parut doux à leurs oreilles. Les tuyères firent jaillir des cailloux et de la poussière, et le vaisseau s’ébranla, s’ébrouant telle une bête impatiente.
Couvert de poussière, Nikko s’engouffra à l’intérieur tête baissée, un large sourire aux lèvres :
— Ça marche ! Ça marche !
— Verrouille ce fichu sas pour qu’on puisse tester la pressurisation, lança Tasia. Une fois en orbite, je ne crois pas que tu voudras utiliser du mastic et du ruban adhésif pour boucher les trous…
— Je peux vous aider pour le diagnostic, suggéra DD. Veuillez simplement m’indiquer comment procéder.
Le comper Amical s’était révélé d’une valeur inestimable dans la reprogrammation des commandes du moteur.
— Moi, je me mets dans un coin pour ne pas vous gêner, dit Orli, qui regardait tout.
Les chiffres des cadrans grimpèrent, avant de se stabiliser. Les capteurs de la coque vérifièrent que l’étanchéité demeurait intacte. Tasia tapa sur l’épaule de Nikko, puis étreignit Robb :
— Pile poil !
— On est prêts à partir ? demanda Orli en se redressant. Davlin a dit aux gens que cela prendrait un jour, voire deux…
Davlin lui renvoya un sourire tranquille :
— Je ne voulais pas leur donner de faux espoirs. De cette façon, ils ne seront pas déçus.
Robb répugnait à gaspiller du carburant, c’est pourquoi il éteignit les systèmes.
— Je suis convaincu. Retournons aux cavernes et allons dire à tout le monde de lever le camp.
— On pourrait voler jusque là-bas, suggéra Nikko.
Tasia fronça les sourcils.
— Ce serait une gageure de faire atterrir un si gros appareil près des promontoires. On pourrait, remarque, mais il est déjà heureux que l’Osquivel ne tombe pas en morceaux. Les décollages et les atterrissages sont éprouvants. De combien veux-tu augmenter le facteur risque ?
— Pas de beaucoup, répondit Nikko, l’air inquiet.
— Ça ne nous prendra qu’une demi-heure pour trottiner jusqu’au campement, dit Orli.
— Ou courir, précisa Davlin. Allons-y.
Ils voyagèrent à la faveur de la nuit. Leurs yeux s’étaient accommodés à la lueur des étoiles. DD marchait en tête. Orli, qui portait le sac à dos contenant ses maigres possessions, trottait à sa suite.
— J’aimerais ne pas abandonner Margaret Colicos, déclara DD d’une voix triste. Elle est avec les Klikiss.
— On ignore même si elle est encore en vie.
— Peut-être qu’un jour on pourra revenir vérifier.
— Bien sûr, lança Tasia derrière eux. Un jour. Et on amènera toute une foutue armée d’assaut.
— Ça pourrait marcher, dit Nikko.
Avant qu’ils aient pu atteindre les promontoires de grès, Tasia crut entendre, dans les ténèbres en surplomb, un battement d’ailes et un bourdonnement suivis d’un cliquetis. Elle n’aima pas cela.
DD s’immobilisa.
— Excusez-moi, mais je détecte des mouvements au-dessus de nous. Des formes de grande taille approchent. Beaucoup. Peut-être des animaux indigènes.
— Très peu probable, dit Tasia en se rapprochant instinctivement de Robb.
Le visage de Davlin semblait être un masque de bois. Tous entendaient à présent les vrombissements, trop distincts pour qu’on n’en tienne pas compte. Soudain, une grenade éclairante apparut dans sa main. Tasia ne lui demanda pas où il se l’était procurée.
— Voyons voir ce que c’est. Préparez-vous !
Il jeta un regard circulaire, vit les expressions inquiètes.
— Et on se prépare avec quoi ? demanda Tasia.
Nikko ramassa deux cailloux acérés, et Orli l’imita. Robb serra les poings.
Davlin lança la grenade en comptant jusqu’à cinq à voix haute. Tasia tressaillit comme une cascade lumineuse éclatait dans les airs. Clignant des yeux, elle aperçut une dizaine d’éclaireurs et de guerriers klikiss, ainsi que des créatures blafardes, bizarrement humanoïdes. De nouveaux hybrides.
Peu impressionnés par la grenade, les Klikiss affluèrent. Davlin possédait l’un des rares fusils des FTD. Il tira jusqu’à épuisement de son chargeur, foudroyant les insectes en plein vol, faisant gicler leur sang. Ceux-ci poussèrent des cris assourdissants. Mais les autres ne prêtaient pas attention à leurs congénères blessés et s’approchaient, guidés par la volonté du spécex de la nouvelle génération.
Robb se retrouva dos à dos avec Tasia.
— Je suis prêt à combattre à mains nues s’il le faut.
— Mon courageux héros. Je préférerais tout de même une fin façon « et ils vécurent heureux jusqu’à la fin de leurs jours ».
DD restait auprès d’Orli, comme pour la protéger. Elle se rappela la façon dont elle avait arrêté l’éclaireur klikiss qui avait attaqué naguère leur petite bande d’évadés, et balança son sac à dos. Si elle pouvait attraper son synthétiseur…
L’un des guerriers brandit une arme tubulaire et pulvérisa un liquide blanchâtre qui aspergea la fillette avant qu’elle ait pu sortir son clavier. Il l’avait visée à dessein, comme si le spécex se rappelait exactement qui elle était. Le flot de résine recouvrit ses bras et ses mains. Elle se tortilla, mais un nouveau jet lui englua le cou et la bouche.
Les Klikiss utilisaient sur le petit groupe leur fusil à glu dans un dessein de capture plutôt que d’élimination. Il leur suffit de quelques minutes pour encercler les humains et les immobiliser comme dans une camisole de force. Prisonnière de ces masses visqueuses qui durcissaient à vue d’œil, Tasia ne pouvait plus remuer ; à peine parvenait-elle à respirer. Des membres cuirassés l’agrippèrent pour l’emporter loin de Robb. Ce qu’elle détestait le plus était de ne pas avoir eu l’occasion de rendre les coups… ni de dire aux réfugiés à quel point ils avaient été près de rentrer chez eux. Si près.