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Margaret Colicos
La mélodie plate et métallique de la boîte à musique jouait sur une symphonie de hurlements humains. Margaret regardait par une ouverture d’une tour de la cité extraterrestre où elle s’était retirée. Les jambes repliées sous elle, elle se tapissait contre la paroi rugueuse. Elle avait fait de son mieux, même si elle savait depuis le début que les colons n’auraient aucune chance. À présent, même DD était parti, de sorte qu’elle se retrouvait de nouveau seule au milieu des monstres. Comme avant.
Elle s’était efforcée de communiquer avec le spécex afin d’exiger, dans leur langage heurté et discordant, que les Klikiss ne fassent pas de mal aux colons, en insistant sur le fait que ces personnes étaient sa ruche. Elle avait tracé des symboles sur le sol, joué des airs.
Mais le spécex avait cessé de l’écouter. Même sa boîte à musique ne faisait plus aucun effet sur les insectes. L’esprit de la ruche avait l’intention de consommer tous les humains qu’il avait « engrangés » pour sa prochaine fisciparité. La ruche avait besoin de s’étendre, de reconstituer ses troupes perdues au cours des récentes batailles. Margaret se demanda dans quelle mesure la perte de quatre des huit accouplants affecterait la fisciparité. La progéniture klikiss dépendrait d’autant plus des attributs humains que l’esprit de la ruche comptait incorporer. Elle se rappela la poignée d’hybrides qui avaient résulté de l’assimilation de ce pauvre Howard Palawu.
Cela ne sauverait aucun des colons.
Épargnée par les combats qu’elle avait fuis, Margaret avait regardé les guerriers klikiss capturer des fuyards et les refouler à l’intérieur du camp. Les ouvriers n’avaient cessé d’arpenter le champ de bataille sur leurs pattes multiples afin de récupérer les corps humains et les rejeter derrière l’enceinte. Lorsque les accouplants se nourrissaient, ils tiraient ce dont ils avaient besoin aussi bien de cadavres que de victimes vivantes.
Des ouvriers avaient transporté des dizaines de larves sécrétrices afin de reboucher les brèches au moyen de ciment résineux et d’emprisonner de nouveau les survivants. Très bientôt, l’enceinte reconstituée abriterait une nouvelle chambre des horreurs. Depuis la bataille qui avait eu lieu deux jours plus tôt, l’approvisionnement en eau et en nourriture avait été interrompu. Les murs étaient plus hauts et dépourvus d’aspérités, sans aucune ouverture permettant à quiconque de s’enfuir.
Les survivants avaient rassemblé les corps de leurs défunts et les avaient empilés sur des bûchers, pour exprimer leur peine ou en signe de protestation contre le spécex, empêchant ainsi ce dernier de récupérer leur ADN. Même à cette distance, Margaret entendait les cris des prisonniers. Elle se trouvait dans la cité klikiss, saine et sauve mais misérable.
Elle remonta sa boîte à musique et la fit rejouer. Anton lui avait appris les paroles de Greensleeves, qu’elle avait ensuite enseignées à Orli :
Hélas, mon amour, vous me faites mal
En me rejetant sans douceur.
Mais je vous aime tant et depuis si longtemps,
Et me délecte de votre compagnie.
Au niveau du sol, dans un seul et même mouvement, les tours dégorgèrent des colonnes de guerriers et d’ouvriers klikiss bourdonnants, tandis que d’autres s’envolaient d’un bond d’ouvertures voûtées en surplomb. Le cœur de Margaret se serra. Ainsi, le spécex avait pris sa décision.
Le serment que vous avez brisé, comme mon cœur,
Oh, pourquoi m’avez-vous ainsi ensorcelé ?
Aujourd’hui qu’un monde me sépare de vous,
Mon cœur, lui, reste prisonnier.
Elle laissa la mélodie mourir d’elle-même. Comme Anton lui manquait ! Comme elle aurait voulu que Louis soit là ! En fabriquant un nouveau Flambeau klikiss, elle et son mari avaient accompli un exploit. Ils l’avaient utilisé en croyant alors agir pour le bien de la Hanse. Une supposition ô combien erronée…
Les quatre accouplants sortirent pesamment de la cité klikiss. L’un d’eux boitait, et Margaret s’aperçut que deux de ses membres articulés avaient été blessés dans le combat. Les créatures à rayures progressaient avec raideur, leur carapace et leurs épines polies. Des ouvriers les avaient apprêtées pour ce défilé.
Flanqués de guerriers, les accouplants avancèrent d’un pas décidé en direction de l’enceinte. À l’intérieur de celle-ci, les prisonniers les virent arriver et poussèrent des hurlements sauvages. Ils lancèrent des blocs de béton résineux, des poutrelles de soutien et même des meubles, blessant quelques insectes éclaireurs qui rôdaient à leur portée. Les accouplants n’interrompirent pas leur marche. Ils ne pensaient qu’au festin génétique qui les attendait.
L’espèce des Klikiss haïssait les robots noirs de façon atavique. À l’origine, les humains n’avaient représenté qu’un obstacle, une distraction… Aujourd’hui, ils constituaient de la matière première. Avec un frisson, Margaret essaya de penser à des choses moins pénibles.
Sa fonction de xéno-archéologue l’avait habituée à la solitude. Durant de longues périodes, Louis et elle menaient des fouilles dans des villes fantômes sur des planètes désertes, en quête de fragments d’une histoire depuis longtemps oubliée. Elle avait en particulier adoré leur première expédition en solo dans les pyramides de Mars. Ils avaient voué plusieurs années de leur vie à la recherche d’un financement. Ils s’étaient serré la ceinture, avaient demandé des faveurs, contracté des emprunts en hypothéquant tout ce qu’ils possédaient. Ils avaient monté une unité d’habitation dans un canyon, et survécu avec la moindre once d’air et d’eau qu’ils pouvaient extraire de la roche et du sable martiens.
C’était lors des premiers survols de la planète rouge que les satellites de cartographie avaient détecté les mystérieuses pyramides. Puis des images prises par des véhicules de surface tout-terrain avaient permis d’affiner les détails. Il s’agissait de structures tétraédriques qui s’élevaient à plus de deux cents mètres au-dessus du bord du canyon. Chaque angle était parfait. Leurs flancs avaient dû avoir le poli d’un miroir, même si les intempéries avaient laissé des traces évidentes.
Sur Terre, ces images avaient fait sensation. L’humanité s’était tout juste aventurée hors de son système solaire, et n’avait pas encore rencontré de trace de civilisation étrangère. Ainsi, le mystère des pyramides martiennes avait captivé tout le monde. Toutefois, avant qu’on ait pu mener une recherche scientifique sérieuse sur le site, un croiseur lourd ildiran était arrivé sur Terre et avait présenté l’espèce humaine au vaste empire extraterrestre. Cette révolution avait jeté aux oubliettes la découverte des pyramides. Il n’était dès lors resté presque personne pour s’intéresser à d’anciens artefacts d’origine douteuse.
Margaret regrettait tant l’innocence de cette époque si excitante…
Les quatre accouplants grimpaient vers l’entrée principale de l’enceinte. De l’autre côté du mur épais, les gens criaient des insultes, hurlaient ou gémissaient. Des ouvriers étalèrent une pâte grisâtre sur le mur, et tous les Klikiss se replièrent tandis que le produit chimique s’échauffait en s’oxydant, puis faisait éclater la résine de l’enceinte, ouvrant un passage aux accouplants.
Pris au dépourvu, les prisonniers tentèrent de battre en retraite dans des recoins. Une fois la fumée des explosions dissipée, les ouvriers foncèrent sur leurs pattes multiples, écartant les débris pour ménager un chemin aux accouplants. Ceux-ci brandirent leurs membres acérés, prêts à se nourrir.
Margaret s’abrita de nouveau derrière ses souvenirs. Elle s’efforça de se rappeler les jours passés dans les pyramides, où elle et Louis portaient des combinaisons étanches et ratissaient les édifices géométriques à la recherche du moindre indice de langage ou de technologie extraterrestres. Ils avaient utilisé leurs meilleurs capteurs et instruments d’analyse, pratiqué des carottages, sondé les entrailles des édifices par ultrasons, fait preuve d’intuition quand il le fallait… Ils avaient travaillé pendant des semaines. Sans rien trouver.
À la fin, ils n’avaient eu d’autre choix que de conclure que les fameuses pyramides martiennes n’étaient pas d’origine artificielle, mais résultaient d’une bizarrerie naturelle, produite une fois par million d’années. Ils avaient synthétisé leurs données et rendu leurs résultats publics. Louis, en particulier, avait été attristé de dépouiller ainsi un monument de l’imagination humaine de son mystère.
Cette annonce avait rendu Margaret et Louis Colicos célèbres, tout en attirant sur eux les foudres de ceux qui désiraient désespérément croire à une œuvre d’une intelligence extraterrestre. Les pyramides martiennes demeuraient des merveilles géologiques, édifiées par la cristallisation multiséculaire d’une colonie de bactéries très rares. Mais le couple de chercheurs n’en avait pas moins reçu des menaces de mort. Margaret et Louis étaient restés sur leurs positions, en faisant valoir leurs données. Que pouvaient-ils faire d’autre ? La vérité était la vérité, si gênante ou si décevante qu’elle puisse être. Margaret avait puisé de la force en Louis, et de son côté, il avait pu compter sur elle…
À l’intérieur de l’enceinte, les accouplants commencèrent le massacre. Ils fondaient sur les humains pris au piège et les tuaient systématiquement, l’un après l’autre. Ces derniers contre-attaquaient, mais ils n’avaient réellement aucune chance. Des guerriers klikiss affluaient par l’ouverture, mais laissaient les accouplants perpétrer le gros du carnage. Cela relevait de leur tradition.
Margaret crut sentir le sang, malgré la distance. Les cris de douleur et de terreur des humains se mêlèrent au point de ne plus former qu’un bruit de fond. Elle ferma les yeux.
Au temps de l’expédition martienne, elle et Louis n’étaient mariés que depuis un an. Leur existence quotidienne sur la planète était rude, mais elle leur avait semblé une lune de miel, si paisible, si romantique… Ils avaient à peine eu le temps d’achever leur travail avant que leurs fonds viennent à manquer, mais Margaret n’avait pas voulu quitter la planète rouge. Ils avaient conçu Anton là-bas, dans les profonds canyons de Mars. Un accident. Mais un accident probablement inévitable…
Tout en haut de la tour klikiss, Margaret remonta la boîte à musique. Greensleeves.
Enfin, les hurlements dans le village s’arrêtèrent. Elle entendit une ultime clameur éperdue, poussée par quelques colons dont le terrier venait d’être découvert. Puis cela aussi s’interrompit. Les ouvriers klikiss envahirent les lieux et empilèrent les corps devant les accouplants, qui se gorgèrent de ce nouvel ADN.