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Anton Colicos
En raison de la décision de Jora’h de bouleverser La Saga des Sept Soleils, le Foyer de la Mémoire avait été fermé pour cinq jours. Anton et Vao’sh regardaient de robustes ouvriers décoller des murs les plaques d’adamant sur lesquelles l’épopée ildirane avait été gravée. Ils procédaient au moyen de barres recourbées. L’une d’elles écorna une plaque, dont un éclat jaillit. On avait conçu ces dernières pour être indestructibles une fois fixées aux murs. Nul n’avait songé qu’elles seraient un jour retirées, et que La Saga serait réécrite. Les ouvriers s’arc-boutèrent pour s’attaquer à la section suivante.
Les plaques s’amoncelaient sur le sol, comme si l’histoire elle-même se brisait. Les ouvriers n’avaient pas lu l’épopée, mais comme tous les Ildirans, ils écoutaient les récits mis en scène par les remémorants. Nombreux étaient ceux qui en connaissaient des parties par cœur. On les avait élevés, tout comme leurs parents et les parents de leurs parents, dans l’idée qu’elle était infaillible. La seule idée que les textes puissent être incorrects les frappait d’horreur.
De par son expérience universitaire, Anton savait à quel point des révisions imposées dans un domaine pouvaient occasionner des grincements de dents. Vous dites que la Terre tourne autour du soleil, et non l’inverse ? Au cours de l’histoire humaine, ce genre de controverse avait mené au supplice bon nombre d’hérétiques, alors même que les humains étaient habitués aux débats et aux réformes. Les Ildirans, et en particulier le kith des remémorants, avaient du mal à affronter les changements.
Des remémorants se détournèrent du spectacle. Ko’sh, le scribe en chef, s’appuya contre un mur pour ne pas s’effondrer. Les lobes de son visage s’étaient vidés de toute couleur. Vao’sh paraissait tout aussi accablé, mais il fit un signe approbateur vers les ouvriers, comme s’il leur donnait la permission de continuer.
— Telle est la volonté du Mage Imperator.
— Mais comment a-t-il pu faire cela ? demanda Ko’sh.
Anton tenta de paraître optimiste :
— Les nouvelles plaques seront très bientôt gravées et fixées. Les artisans y travaillent au moment même où nous parlons.
Ko’sh avait été chargé de parachever chaque nouveau verset avant son ajout.
— Il va nous falloir réapprendre toute La Saga, dit-il, le souffle court, comme s’il s’hyperventilait. Non seulement les apprentis remémorants ou les jeunes diplômés, mais tout le monde, Vao’sh ! On doit mettre au rebut la plus grande part de ce qu’on a passé une vie à apprendre. C’est pis que les Temps perdus.
— Pas mettre au rebut, mais corriger. Nous rectifions une erreur qui s’est perpétuée trop longtemps.
Anton avait vu des enfants remémorants amenés dans la salle afin de suivre des études impitoyables, et apprendre par cœur chaque panneau, l’un après l’autre. Mais les prédécesseurs de Jora’h avaient poursuivi une conspiration du silence et du mensonge, et les Ildirans y avaient cru. Le scribe en chef devait prendre la mesure de cette illusion.
Il fut impossible à Ko’sh de regarder les ouvriers retirer le panneau d’adamant suivant. Il tomba à genoux et frotta les lobes de son front. Plus jeune que Vao’sh, il avait des yeux plus durs et rapprochés l’un de l’autre. Il leva la tête comme si un grand poids pesait sur elle, puis tourna un regard amer vers Anton.
— La Saga est demeurée intouchée pendant des milliers d’années. Nous vivions sa légende au quotidien. Nous connaissions notre place en son sein. Mais du jour où nous nous sommes associés aux humains, du jour où nous leur avons permis d’embrouiller le fil de notre histoire, rien n’a plus été pareil.
Il leva les mains, les paumes vers le haut, dans une posture de supplication.
— L’histoire de l’univers n’appartient pas uniquement aux Ildirans mais à toutes les espèces, répondit Vao’sh. Même aux humains.
— Et aujourd’hui, les humains prétendent faire partie du thisme ! Tu n’as pas entendu leur prêtre Vert ?
Anton comprenait le malaise de Ko’sh.
— Je n’aime pas nécessairement cela plus que vous. Kolker m’a proposé de m’ouvrir à ses « révélations », mais je préfère rester moi-même. Ne me faites pas de reproches. Je ne me suis pas immiscé dans votre thisme.
Anton avait toujours préféré la solitude, afin de pouvoir lire la grande épopée comme il l’entendait. Il ne pouvait imaginer son esprit ouvert aux quatre vents, connecté à une foule, à l’instar du thisme ildiran. Ce que Kolker et les siens décrivaient comme un merveilleux sens d’appartenance lui paraissait une terrible intrusion dans la vie privée. Certains Ildirans considéraient les humains convertis comme des intrus, voire une menace.
Et voilà qu’aujourd’hui la révision de La Saga à laquelle Vao’sh et lui travaillaient provoquait une véritable révolution. Tous deux arrachaient des pans entiers de leur histoire, jusqu’aux fondations. Même avec la bénédiction et le soutien du Mage Imperator, Anton s’attendait à ce que certains Ildirans voient Vao’sh, et plus encore lui-même, comme des hérétiques, tout comme ces anciens astronomes qui mouraient sur le bûcher.
Le vieux remémorant mit une main sur l’épaule de Ko’sh, un geste qu’il avait appris d’Anton mais que les Ildirans faisaient rarement.
— Nous étudierons la nouvelle histoire, Ko’sh. Quand bien même tu les as apprises et répétées fidèlement, certaines parties de La Saga étaient fausses. Même les histoires des Shana Rei ont peut-être été fabriquées de toutes pièces.
Ko’sh secoua la tête, sans contredire les paroles de son camarade même s’il ne les acceptait qu’avec répulsion.
— Si la vérité peut changer une fois, alors ne peut-elle changer encore et encore ?