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Celli
Les arbremondes l’enveloppèrent en une étreinte verdoyante. Celli eut l’impression d’être submergée de feuilles et de rameaux, de vrilles et de racines. Une brève sensation de peur, d’étouffement… puis la forêt entière, le monde entier, l’univers entier s’ouvrit à elle.
Au cours de la métamorphose, elle flotta loin de son corps, son esprit parcourant les sentiers infinis des arbres interconnectés et des prêtres Verts tout autour du Bras spiral. Durant ce bref laps de temps dans l’esprit verdani, Celli observa et vécut plus de choses qu’en dix-neuf années de vie. Elle s’immergea dans des millénaires d’histoire, de batailles grandioses, de destruction et de défaites, les guerres contre les hydrogues et les faeros. Elle vit également des centaines de mondes à travers les yeux des prêtres Verts qui y résidaient.
Le Bras spiral était plus merveilleux que tout ce qu’elle avait imaginé. Pendant des années, Beneto lui avait tant manqué, et voilà qu’elle était capable de le contacter directement dans son immense vaisseau verdani qui gardait Theroc depuis l’espace. Elle sentit qu’elle faisait partie de lui, perçut les gigantesques branches épineuses comme des prolongements de ses bras et de ses jambes. C’était fantastique ! Et dans son esprit, elle sentit Beneto qui riait avec elle.
Après un temps indéterminé, qui aurait tout aussi bien pu durer quelques minutes ou plusieurs jours, Celli émergea du sous-bois. Elle sentit les mèches soyeuses de ses cheveux tomber. Le hâle cuivré de sa peau s’était mué en une teinte émeraude ; la caresse du soleil la picotait. Elle plia et déplia ses doigts, contempla ses bras, toucha son visage. Elle n’avait jamais pensé que la couleur verte pouvait être si belle. Elle était restée la même… mais en mieux, et dotée d’une plus grande compréhension.
Euphorique, elle revint au pas de course au récif de fongus. Les kilomètres défilèrent comme dans un rêve, c’est à peine si elle sentait ses pieds toucher l’humus. Avec une énergie renouvelée, elle bondit sur une branche basse et commença à grimper. Telle une créature arboricole, elle progressa d’une branche à l’autre, tournoyant, volant, sautant puis atterrissant. La danse-des-arbres n’avait jamais été comme ça avant ! Il lui semblait que la forêt tout entière l’étreignait, et qu’elle ne pourrait jamais tomber. Était-ce ce que ressentait Solimar à longueur de temps ? À présent, Celli jouissait – et partageait la joie – de ces mouvements d’une façon inédite.
Et elle ne se perdrait jamais. Chaque élément de la forêt-monde était un élément d’elle-même. Via le télien, elle apprit beaucoup d’autres choses : des nouvelles du Bras spiral comme des nouvelles locales. Ah, Estarra avait donné naissance à son bébé ! Celli éprouva une pointe de déception de ne pas s’être trouvée là-bas, mais elle passerait beaucoup de temps avec le garçon, et l’aiderait du mieux possible. Elle sut que sa sœur et Peter allaient le nommer Reynald. Celli sentit une boule dans sa gorge. Bien sûr qu’ils le nommeraient Reynald !
Quand elle atteignit la clairière sous le récif de fongus, plusieurs prêtres Verts y étaient rassemblés, dont Yarrod et ses disciples. Le couple royal les regardait depuis un balcon élevé. Estarra tenait son bébé dans les bras, et oh ! ce sourire sur son visage !
Solimar arriva. Ils s’étreignirent, se reliant d’une toute nouvelle façon. Pendant qu’elle était encoconnée, elle l’avait contacté par télien, et ils avaient discuté avec animation. À présent qu’elle le voyait en chair et en os, la connexion semblait encore plus forte.
Accoutumée au télien, elle sentit que les disciples de Yarrod se tenaient éloignés, séparés du reste du réseau. L’émerveillement passant peu à peu, elle se rendit compte de la perturbation au fond de son esprit. En effet, les verdanis étaient agités, inquiets… en colère… ou était-ce de la peur ? Quelque chose de sinistre et de dangereux rôdait dans le Bras spiral… Yarrod et les prêtres qu’il avait convertis semblaient y être plus sensibles.
— Qu’y a-t-il, Solimar ? Est-ce que tu comprends cela ?
Son ami secoua la tête.
— Pas plus que les autres. Yarrod reste muet là-dessus. C’est quelque chose que seuls les convertis savent…
Soudain, le corps de Yarrod se raidit et ses bras se tendirent le long de ses flancs, les doigts comme écartelés. Sa peau luisait d’une énergie intérieure. Dans une bouffée d’air surchauffé, il se transforma en une colonne de feu. Ses camarades s’embrasèrent à leur tour. Quelque chose courait le long de leurs liens mentaux… quelque chose contre quoi ils ne pouvaient se défendre. Yarrod et ses compagnons tombèrent sur le sol, réduits à de simples silhouettes de cendres.
En orbite, les vaisseaux de guerre verdanis se mirent à tomber en vrille. Celli sentit Beneto qui luttait, puis les coupait, lui et son vaisseau, du reste de la forêt-monde. Alors, l’un des vaisseaux-arbres prit feu, même dans le vide de l’espace, comme une fièvre dans le sang.
La douleur s’amplifia. Celli recula en titubant. Solimar fut tout de suite à ses côtés. Tous deux touchèrent l’écorce dorée des arbremondes, cherchant désespérément à se raccrocher à quelque chose. À aider les arbres à lutter.
Les arbremondes ne pouvaient échapper au feu invisible qui se propageait à travers leur réseau. Autour de la clairière, six des plus grands arbres frémirent, puis commencèrent à laisser fuser de la vapeur. Les faeros avaient trouvé un moyen de pénétrer le réseau verdani, comme une étincelle jetée sur un fagot de bois sec. Le premier arbre atteint explosa en un pilier de feu. Les autres s’embrasèrent depuis les racines, mais sans se consumer : au lieu de cela, leur moelle irradiait des ondes de chaleur, qui enflammaient mais ne détruisaient pas.
Des arbres de flammes.
Les faeros s’étaient emparés d’eux et les possédaient. Mais ils épargnaient l’esprit de la forêt-monde. Telles des torches figées dominant la canopée, les six arbres flamboyèrent de plus en plus, et le reste de la forêt sembla reculer.
Tandis que Celli et Solimar fuyaient à toutes jambes, l’incendie insatiable se répandit.