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Orli Covitz
Les ouvriers klikiss, dirigés par leur spécex, ne prenaient jamais de repos. Ils arpentaient les ruines et utilisaient des tonnes de résine polymère pour surélever leurs tours, consolider les murs, et transformer leur cité en une véritable forteresse. Avec leurs étranges engins, d’innombrables mineurs avaient éventré les collines afin d’en extraire de la boue, du sable et d’y trouver des filons de minerais de matières premières utiles. L’édifice trapu au centre de ce complexe semblait abriter le mystérieux esprit de la ruche.
D’habiles ouvriers fabriquaient à la chaîne des vaisseaux identiques, qui semblaient capables de s’emboîter. Ceux-ci étaient lancés en orbite pour des vols d’essai, puis atterrissaient en groupe. Cette flotte évoquait quelque force d’invasion. Une nouvelle structure trapézoïdale avait commencé à s’élever dans la clairière rocailleuse en face de la cité : les prémices d’un transportail beaucoup plus grand que celui qui se trouvait à l’intérieur des ruines. D’après Margaret Colicos, certains spécex étaient déjà en route. Celui de Llaro renforçait son essaim tout en se préparant à se défendre.
Souvent, DD passait ses journées auprès d’Orli quand Margaret disparaissait chez les Klikiss. Bien qu’elle ait vécu parmi eux pendant des années sans avoir eu un échange satisfaisant, la xéno-archéologue tentait toujours de communiquer avec l’esprit de la ruche. Elle se sentait obligée de lui expliquer la nature et la culture humaines. Orli espérait qu’elle n’échouait pas complètement…
La fillette était assise auprès de DD sur l’un des toits-terrasses des bâtiments coloniaux, qui dominait le paysage. Tout à coup, des escouades d’une sous-espèce de constructeurs surgirent à flots de la cité, pour venir cerner le camp humain. Les colons regardèrent les insectes depuis les rues ou à l’abri derrière leurs fenêtres ; quelques-uns lancèrent des questions, mais aucun ne défia les intrus.
Avec application, ceux-ci entreprirent de construire une enceinte autour de la ville, comme une cage.
Certains, en particuliers les Vagabonds, tentèrent de forcer une sortie, mais les ouvriers klikiss les refoulèrent. Personne ne semblait savoir ce qui se passait.
Orli sentit un poids peser sur sa poitrine.
— Ils transforment notre ville en une sorte de grand parc zoologique. Et nous voici au beau milieu.
Des larves sécrétrices posées sur des paillasses avaient été acheminées depuis la zone de construction. Les terrassiers qui creusaient la tranchée autour de la ville apportaient la terre jusqu’aux larves ; celles-ci digéraient cette matière première, afin de produire des tonnes de ciment organique. Les constructeurs enduisaient ensuite le mur qu’ils édifiaient au moyen de cette résine aussi dure que de l’acier.
Les insectes accordèrent un droit de passage à Margaret, qui revenait vers la ville. Elle semblait très perturbée et repoussait sans vergogne les Klikiss qui se dressaient devant elle. Les constructeurs édifiaient des rampes externes menant à des ouvertures dans le mur. Margaret en franchit une pour rejoindre les colons.
En lisant l’affolement sur le visage de la vieille femme, Orli et DD dégringolèrent du toit et coururent jusqu’à elle. Des colons l’assaillaient de questions, exigeant des réponses comme si c’était l’ambassadrice du spécex. Ses cheveux gris ébouriffés par la brise sèche, Margaret leva les mains pour réclamer le silence.
— Le spécex a localisé une infestation de robots noirs sur une planète du nom de Wollamor. Il veut lancer une attaque massive par transportail, dans l’intention de les détruire.
— Bien, déclara M. Steinman. Qu’il réduise ces foutues machines en bouts de ferraille.
Orli frissonna.
— Ce n’est pas moi qui les plaindrai, après ce qu’ils ont fait à Corribus.
Deux des accouplants déambulaient parmi les guerriers et les ouvriers en jacassant, tandis que la muraille continuait à s’élever. Margaret dressa l’oreille, comme si elle comprenait ce dont les imposantes créatures discutaient. Mais elle ne traduisit pas.
Davlin Lotze avisa le nouvel obstacle d’un air sinistre.
— Mais en quoi cela explique-t-il l’enceinte ?
Margaret baissa la tête.
— Le spécex tient à ce que les colons humains restent en un seul endroit : ici. Ils vont vous y aider.
— Nous aider à rester ici ? grogna Roberto Clarin. Par le Guide Lumineux, de quoi parlez-vous ?
— Ce n’est pas évident ? dit M. Steinman. Ce n’est qu’un début, bon sang !
L’autre comper du camp, une Institutrice nommée UR, qui était venue avec les Vagabonds prisonniers, se tenait au côté des sept enfants dont elle s’occupait. Son programme consistait à les instruire et à les protéger.
Le chambardement se poursuivit, mais les colons ne pouvaient résister aux Klikiss. Heureusement, grâce aux sages mises en garde de Davlin, les habitants avaient caché leurs provisions là où les insectes ne pourraient les trouver. Ces derniers temps, leurs rations étaient devenues misérables, mais Orli avait l’habitude.
— Peut-être ce mur a-t-il pour but de nous protéger, suggéra DD. Il rappelle les fortifications autour d’une ville médiévale.
— Et si les poules avaient des dents…, râla Crim Tylar.
— Je ne connais aucune poule dotée de dents. D’un point de vue physiologique, cela n’a pas de sens.
— C’était une blague, DD, lui dit Orli.
Mètre après mètre, suivant un chemin parfaitement géométrique, les constructeurs érigeaient leur mur.
— Il nous faudra seulement coopérer avec les Klikiss, et espérer, dit Ruis.
Sa remarque parut naïve, même aux oreilles d’Orli.
Les yeux rouges, M. Steinman secoua sa tête hirsute d’un air las.
— Je n’aime pas cela. Pas du tout. Il me vient en tête trop d’images de camps de concentration, de barbelés et de chambres à gaz.
— Ça s’est passé il y a des siècles, dit Orli. Je l’ai vu en classe.
— Il y a des choses que l’on ne devrait jamais oublier. Mais laisser ces événements se reproduire est pis qu’oublier. Et c’est ce vers quoi on se dirige tout droit.