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Orli Covitz
Les colons de Llaro, leur ville à moitié détruite par l’expansion klikiss et cloîtrés derrière une enceinte, s’entassaient dans des maisons communes. Ils s’efforçaient de combattre leurs peurs et de partager leurs espoirs.
DD savait exactement où trouver Orli, qui avait emménagé chez Crim et Marla Chan Tylar. La jeune fille leva les yeux vers la porte dans l’embrasure de laquelle se tenait le comper Amical. Malgré la rigidité de ses traits, celui-ci semblait toujours lui sourire.
— Orli Covitz, Margaret m’a demandé de vous amener à elle. Veuillez prendre votre synthétiseur, s’il vous plaît.
Mue par la curiosité, Orli saisit son instrument et trottina derrière DD. Son art suscitait l’intérêt de Margaret : lors de ses concerts, la vieille xéno-archéologue venait s’asseoir parmi les autres colons et l’écoutait. Elle affichait alors une satisfaction tout à fait incongrue sur son visage.
— Elle veut entendre un air ? s’enquit Orli d’un ton jovial.
— Pas elle : le spécex.
Un trait glacé perça son cœur, et elle éprouva une faiblesse dans les jambes alors qu’elle s’avançait au-dehors. Le spécex ? DD la mena jusqu’à une brèche munie de barreaux. Les Klikiss de garde ne réagirent pas à leur passage.
Margaret attendait au-delà de l’enceinte, le visage plein d’inquiétude.
— Je suis désolée, mais c’est pour ton bien. Cela te donnera peut-être une chance… Je n’ai pas pu trouver mieux en tout cas. (Elle baissa les yeux vers le clavier souple roulé sous le bras d’Orli.) Je veux que tu donnes un nouveau concert. Avec ta promesse de jouer comme tu n’as jamais joué.
— Je connais la chanson Greensleeves, celle de la boîte à musique.
Margaret lui avait même appris les paroles. Mais à ces mots, cette dernière se crispa.
— Non, surtout pas Greensleeves. Ils connaissent cette chanson. Concentre-toi sur tes propres compositions.
— D’accord, répondit Orli avec un optimisme un peu forcé. Pas de problème, j’en ai plein.
DD marchait fièrement à leur côté. Au centre de la cité klikiss, des guerriers massifs se tenaient à l’entrée de la forteresse du spécex, que ses formes arrondies et anarchiques faisaient ressembler à une ruche compacte. Il n’y avait qu’une ouverture, assez grande pour permettre aux accouplants de passer. Alors qu’elle suivait Margaret dans la pénombre de la galerie, Orli se sentit toute petite.
À l’intérieur, l’odeur était plus forte que celle que les Klikiss dégageaient normalement. Orli fronça les narines devant la puanteur chimique.
— Qu’est-ce que ça empeste !
— Les phéromones font partie de leur langage, répondit Margaret.
La luminosité était faible : de simples taches de lumière distillées par les trous de ventilation creusés dans le ciment résineux des murs. Des lignes phosphorescentes se déroulaient le long des passages incurvés. Leur couleur verdâtre et leur irrégularité faisaient penser à des traînées de bave… ce dont il s’agissait sans aucun doute, songea Orli.
Des dizaines de guerriers bardés d’épines s’étaient postés en protection sur le chemin menant au cœur de la ruche du spécex. Deux énormes accouplants s’écartèrent devant la femme et la jeune fille lorsqu’elles entrèrent dans la salle principale.
Margaret s’immobilisa sur le seuil.
— Souviens-toi de jouer ta propre musique, chuchota-t-elle. Joue de ton mieux.
À l’intérieur, Orli prit une inspiration et scruta la chose – la créature – dont la masse emplissait presque toute la pièce. C’était un assemblage organique dont les composants s’emboîtaient comme les pièces d’un puzzle. Elle aperçut des carapaces irisées, des pointes de chitine, des larves qui se tortillaient. Un bourdonnement s’élevait autour d’elle, et c’était comme si l’esprit de la ruche lui-même constituait une nuée de créatures.
Le spécex nichait confortablement sur un agrégat d’os et de carapaces collés ensemble par du mucus solidifié. Ce trône aussi bizarre que répugnant semblait une sculpture composée à partir des victimes du spécex. Orli aperçut les crânes anguleux et les membres mécaniques de robots noirs, ainsi que des circuits en guise de décorations.
Le spécex rajusta son énorme masse, effrayant la jeune fille, puis redressa ce qui devait être sa tête. Elle sentit des yeux l’examiner à travers leurs facettes multiples, et le bourdonnement s’intensifia.
Margaret s’avança, puis brandit sa boîte à musique. Avec le pouce et l’index, elle tourna la clé et laissa les notes se dévider. En silence, jusqu’à ce que l’air soit terminé. Puis elle murmura à Orli :
— Maintenant, joue tes mélodies. C’est important.
Orli déglutit péniblement, puis déroula son clavier souple et tenta de se rappeler les airs favoris de son père. L’espace d’un horrible instant, la nervosité lui fit oublier sa technique, mais elle s’efforça de se concentrer. Si elle achoppait sur une note, il était bien possible que le spécex la tue…
Mettant ces pensées de côté, elle s’assit et commença à jouer.
Le spécex se dressa d’une seule masse. Les doigts d’Orli volaient au-dessus des touches, modelant des mélodies, ajoutant des contrepoints, jouant si intensément qu’elle en oubliait presque où elle se trouvait. Elle s’imaginait donner un concert pour Crim et Marla, songeait aux rêves de son père et aux promesses qu’elle serait un jour une musicienne célèbre.
Au bord de sa vision, elle remarqua que les ouvriers klikiss à la lisière de la salle, les guerriers et même les accouplants s’étaient figés pour écouter les tourbillons et le rythme de la musique qui s’envolait puis s’apaisait… Elle monopolisait l’attention de l’esprit de la ruche, si complètement que plus personne parmi la myriade d’insectes ne pouvait plus penser ou se mouvoir par lui-même. Tous les Klikiss de Llaro s’étaient-ils eux aussi transformés en statues ? se demanda-t-elle, le souffle coupé.
Soudain, ses doigts hésitèrent sur le clavier. Le spécex se troubla comme les notes dérapaient. Les accouplants remuèrent, et Orli sentit leur attention fléchir à la seconde où elle joua faux. Un frisson de peur dévala sa colonne vertébrale, mais elle se reprit tout de suite : elle lança une nouvelle mélodie et, bientôt, l’esprit de la ruche se retrouva hypnotisé.
La jeune fille joua une chanson, puis une autre. Elle semblait disposer d’un répertoire inépuisable. Après qu’elle eut achevé une mélodie particulièrement élaborée, elle enchaîna sur une série d’airs populaires tout droit sortis de son enfance. Le spécex ne parut remarquer aucune différence.
Lorsque l’épuisement eut raison d’elle, elle cligna des yeux, hébétée, puis se rappela où elle se trouvait. Une onde de terreur l’inonda alors.
Le silence sortit Margaret de sa transe. Lorsque le spécex commença à bourdonner de nouveau, les épaules de la vieille femme s’affaissèrent de soulagement.
Dans le couloir, les accouplants se remirent à bouger et à jacasser. Orli sentit que les pensées du spécex résonnaient encore de sa musique, tels des doigts invisibles pressant son crâne. D’après le visage de Margaret, elle sut qu’elle vivrait, aujourd’hui tout du moins. Ainsi, espérait-elle, que le reste de la colonie.