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L’amiral Sheila Willis
Willis maintint la base flottante sous un black-out total, de sorte que ni le Jupiter ni ses Mantas ne surent ce qui se passait. Il lui fallait à présent limiter les dégâts.
Les quinze irréductibles partisans de Lanyan accusaient ses troupes encore hésitantes de mutinerie :
— On est vos camarades ! Votre amiral vient de tirer sur le commandant des Forces Terriennes de Défense. Vous passerez en cour martiale, et vous serez exécutés pour…
À l’aide de son convulseur, Willis assomma l’accusateur le plus bruyant, l’interrompant au milieu de sa phrase. Puis elle agita son arme.
— Si c’est le seul moyen de m’assurer de votre collaboration, je m’en servirai encore.
Les gardes se turent, maussades mais furieux.
Willis haussa la voix, de sorte que ses propres soldats l’entendent, tandis qu’elle arpentait le pont devant les prisonniers :
— J’aime à penser que tout soldat des FTD possède un cerveau autant qu’un cœur. Le général Lanyan n’a utilisé ni l’un ni l’autre. Il a violé tant de lois et de protocoles qu’il ne me reste pas assez de temps avant la retraite pour en dresser la liste. Écoutez-vous vous vanter d’avoir participé au massacre d’Usk. Et voici que vous menacez de faire de même sur Rhejak ! Votre Mastodonte a abattu un marchand vagabond innocent qui transportait des fruits de mer, pour l’amour du ciel ! Si quelqu’un croit que c’était justifié, il est libre de déposer une plainte officielle. En fait, vous aurez tout le loisir de m’écrire une dissertation sur la responsabilité citoyenne, du fond de votre prison.
Elle patienta un long instant, mais personne n’accepta son offre. Ses hommes commencèrent à pousser des hourras. Hakim Allahu et les autres dirigeants de Rhejak se donnèrent de grandes tapes dans le dos.
— Je ne vois pas d’enfants de chœur dans les parages, lâcha Willis, mais je crois que la messe est dite. (Elle choisit vingt-cinq de ses soldats les plus sûrs.) Emparons-nous de ce transport de troupes avant que ceux du Jupiter deviennent trop soupçonneux. On sait déjà qu’ils ont la gâchette facile.
Willis mena son escadron à bord de l’appareil du général, sachant qu’elle n’aurait jamais assez de puissance de feu pour résister contre un Mastodonte. Elle devait prendre le contrôle de la situation avant que celle-ci dégénère.
Sur la passerelle de la Manta, le lieutenant Brindle manifesta sa surprise de la voir.
— Amiral ! Nous avons essayé de vous joindre. Après le début du discours du général, tout contact a été perdu avec la surface.
— Oui, une panne des télécommunications.
Elle avait ordonné de garder le silence radio pendant le voyage de la navette, se bornant à transmettre son code d’identification pour monter à bord. Brindle débordait de questions :
— Mais où est le général ? Cela ne concorde pas du tout avec le protocole.
— Je vous expliquerai tout dans une minute. (Elle marcha jusqu’à son fauteuil de commandement, et Brindle l’abandonna aussitôt.) Il faut d’abord que j’envoie une transmission à la passerelle du Jupiter.
— Je vais contacter leur capitaine suppléant immédiatem…
— Inutile. (Elle tapa la séquence codée depuis son fauteuil, tout en regardant le Jupiter qui flottait dans l’espace non loin de là, comme une baleine cuirassée, tous ses ponts illuminés tel un arbre de Noël.) Envoyez ça. Pas la peine d’attendre un accusé de réception.
— De quoi s’agit-il, amiral ? Où est le général Lanyan ? Quelque chose est arrivé ? Le capitaine suppléant n’a cessé d’envoyer des demandes de renseignements…
Elle le dévisagea froidement.
— Ai-je l’air de vouloir subir un interrogatoire, monsieur Brindle ?
L’officier des transmissions dit rapidement :
— Message envoyé, amiral.
Le faisceau codé jaillit. À vrai dire, Willis n’avait jamais pardonné au général Lanyan de lui avoir confisqué son Jupiter. Aussi un sourire de satisfaction apparut-il sur ses lèvres lorsqu’elle vit les ponts s’éteindre en clignotant, l’un après l’autre. Les bordées se mirent en veilleuse, les moteurs calèrent, laissant le Mastodonte inerte dans l’espace.
— Amiral, il vient d’arriver quelque chose au Jupiter !
Brindle s’approcha de l’écran.
— Sont-ils attaqués ?
— Ne vous inquiétez pas. Ce vaisseau ne nous causera plus de problèmes. (Willis secoua la tête d’étonnement.) Je ne parviens pas encore à croire que le général ait pensé que j’oublierais mon code-guillotine.
Il était plus probable qu’il n’avait pas imaginé qu’elle l’utiliserait un jour.
Plein de colère à présent, Brindle se retourna contre elle :
— Amiral, cela est injustifiable !
— En accord total avec la procédure, j’ai démis le général Lanyan de son commandement, en raison de nombreuses infractions au protocole.
— Infractions au protocole ?
— Pour commencer : tir sur un Vagabond non combattant, assassinat de civils innocents, destruction de propriétés privées avec préméditation, tentative de coup d’État contre un gouvernement légitime. (Elle se fendit d’un large sourire.) Je peux continuer, si vous voulez.
Avant que Brindle ait pu répondre, plusieurs hommes d’équipage applaudirent sur la passerelle :
— Il était bigrement temps, amiral ! lança l’un d’eux.
Elle n’avait pas sous-estimé la dégradation de la situation parmi ses troupes. Mais elle n’avait quitté des yeux son officier en second. Il pouvait représenter un souci.
— Cela vous pose-t-il un problème, monsieur Brindle ?
L’homme remua la mâchoire, avant de lâcher enfin :
— Oui, amiral… oui, en effet. Vous avez usurpé l’autorité de votre officier supérieur. Vous avez l’obligation de suivre les ordres du général, que vous soyez ou non d’accord.
— Voyez l’histoire, lieutenant. Voyez combien souvent la phrase « Je n’ai fait que suivre les ordres » est citée en guise de défense, après que des crimes contre l’humanité ont été perpétrés. Avez-vous revu les images d’Usk dont le général paraît si fier ? Il avait l’intention de faire de même ici, sans procès et sans preuve ! Je n’aurais jamais plus été capable de dormir la nuit si je l’avais laissé s’en sortir comme ça.
Cependant, elle n’avait pas le temps de prolonger le débat. Puisque son second restait en proie au doute, elle prit une décision rapide.
— Sur ma passerelle, je ne veux personne qui conteste ma ligne de conduite. Je vous consigne dans votre cabine, monsieur Brindle, et vous engage à méditer sur cette situation par rapport à votre conception de la morale. Quoi qu’il en soit, je vous donne ma parole que vous ne serez pas impliqué si les choses se gâtent.
Sans un mot ni même un salut, Brindle quitta la passerelle. Assise, rigide, dans son fauteuil de commandement, Willis hocha la tête.
— Le général Lanyan a dit que le président l’avait envoyé avec un équipage réduit au strict minimum pour cette démonstration de force. Il me faut une section d’abordage complète pour nettoyer le Jupiter. (Elle se leva et se mit à arpenter la passerelle.) Je veux m’adresser à chacun de mes capitaines de Manta. Maintenant. J’ignore combien d’entre eux seront difficiles à convaincre, mais j’aimerais que cela se passe en douceur. Les croiseurs transportent assez d’armes pour qu’il vaille mieux ne pas les énerver contre nous… (Une idée la traversa soudain.) Oh, et ressortez le message du roi Peter : celui qui exhorte à des sanctions contre la Hanse. Repassez-le à tout le monde. Après le massacre d’Usk, ses paroles prennent un tout nouveau sens.
Ses doigts tapotaient les accoudoirs de son fauteuil. Les capitaines avaient d’abord juré allégeance au roi Peter, de sorte qu’elle supposait pouvoir amadouer la plupart d’entre eux. À bord du Jupiter à présent inopérant, même les irréductibles partisans de Lanyan pourraient se montrer « raisonnables », si elle disposait d’assez de temps pour les travailler au corps.