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Patrick Fitzpatrick III
Les vents de Golgen étaient aussi froids que la mort. Patrick les sentait souffler sur lui comme il s’avançait au-dessus du vide. Aucun lien ne l’entravait. Après tout, où aurait-il pu aller ? Le jeune homme était seul, mais, contre toute raison, soulagé et satisfait. Il avait avoué ses crimes. À présent, les Vagabonds lui infligeaient leur traditionnel – sinon mélodramatique – châtiment. Tout commentaire était inutile. Il ne s’était jamais attendu à recevoir quelque miraculeux pardon, même s’il l’avait espéré de la part de Zhett. Néanmoins, une fois amené sur le pont extérieur, en surplomb du ciel infini, la réalité le saisit à bras-le-corps, et la terreur hurla en lui telle une tempête.
Logiquement parlant, sa quête avait été aussi illusoire que de vouloir décrocher la lune. Il aurait dû rester chez lui, dans le château de sa grand-mère. Ou accepter un poste privilégié dans les Forces Terriennes et entamer une carrière politique, comme sa grand-mère l’avait désiré. Même si les espoirs de la Virago le concernant avaient souvent été déçus, il croyait à présent qu’elle avait toujours désiré ce qu’il y avait de mieux pour lui. Mais il l’avait repoussée et avait « réquisitionné » son yacht pour retrouver Zhett.
Il avait trouvé sa bien-aimée, pour tout le bien qu’il en retirait à présent… Aujourd’hui, les Vagabonds le condamnaient à faire le grand saut. Et la satanée beauté qui détenait son cœur ne lui avait pas encore dit un mot.
Patrick se retrouvait acculé, principalement de son fait. Il était trop tard pour fuir, et de toute façon il n’en avait pas l’intention. Il avait brûlé tous les ponts.
Le jeune homme releva la tête, ses cheveux formant un halo autour d’elle. Il plissa les yeux et regarda droit devant lui. On avait désactivé le champ de confinement atmosphérique, laissant le pont ouvert aux quatre vents. Del Kellum se tenait avec les autres chefs de station afin d’assister à l’exécution de la sentence.
Boris Goff était revenu de Theroc. Quant à Bing Palmer, il se tenait auprès de Del. Patrick lisait sur leur visage un mélange de colère, de satisfaction du devoir accompli et de malaise. Peut-être n’avaient-ils pas réellement voulu que cela finisse ainsi. En tout cas, Patrick lui-même aurait certainement préféré une autre issue.
— Je pense que je pourrais réparer les crimes que j’ai commis, leur dit-il. Mais je ne vous supplierai pas.
— La loi est la loi, rétorqua Kellum.
Patrick acquiesça. Il chercha quelque chose à ajouter, mais tout ce qu’il trouva fut un détail sans importance :
— Je sais que ça va vous paraître invraisemblable, mais j’apprécierais que l’un de vous rende son vaisseau à ma grand-mère.
Comme on le lui ordonnait, il avança d’un pas sur la planche de métal. Il jeta un coup d’œil à Kellum, mais le colosse lui retourna un regard dépourvu d’émotion. Zhett était présente. Roide, elle ne croisa pas son regard. Il avait espéré voir de l’anxiété, ou tout du moins une once de regret. Il aurait voulu qu’elle se jette sur lui, se cramponne à ses vêtements et refuse de le laisser marcher au supplice. Mais il savait que cela n’arriverait pas.
— Patrick Fitzpatrick III, vous savez pourquoi vous êtes là, dit Kellum d’une voix forte, qui résonna jusqu’au ciel.
Patrick prit une profonde inspiration, le regard rivé sur le passage d’un mètre de large, un pont sur le vide.
— Qu’il en soit ainsi.
Il était censé marcher jusqu’au bout et sauter de son plein gré dans les profondeurs inconnues de Golgen, même s’il n’était pas sûr d’en avoir le cran.
La mer de nuages paraissait agitée, presque démontée. Dans l’esprit de Patrick défilèrent ses erreurs et les conséquences qui en avaient découlé. Les Vagabonds avaient probablement le moyen de le pousser par-dessus bord, mais personne ne l’y obligerait, et il se refusait à ramper devant Zhett. Pas devant elle. Même si elle n’avait pas accepté ses excuses et ne lui avait pas accordé son pardon, il ne se montrerait pas à elle comme un lâche. Il avança vers l’extrémité de la planche. Un soudain vertige le fit vaciller, mais il n’avait aucune rambarde à laquelle s’agripper. Avec une ironie acerbe, il songea qu’il serait embarrassant de tomber accidentellement de la planche d’exécution.
Il se reprit, et jeta un dernier coup d’œil à Zhett par-dessus son épaule. Elle avait le visage blême, les lèvres crispées. Ses yeux brillaient, comme si elle retenait ses larmes. Cela au moins lui redonna du courage. Son voyage jusqu’ici n’avait pas été en pure perte.
— J’accepte mon châtiment, dit-il. Je sais que j’ai causé de grandes souffrances. J’espère que ma mort apaisera ceux à qui j’ai fait du mal.
Zhett parut refouler un sanglot. Elle détourna la tête, et ses longs cheveux noirs occultèrent son visage.
Patrick fit un autre pas en avant. Au bastingage, Del Kellum laissait paraître un mécontentement croissant. Patrick ne ressentait toutefois aucune colère à son encontre. Le chef de clan était piégé par ses propres règles.
Il se racla la gorge.
— Ne me hais pas trop longtemps, Zhett.
Il envisagea de lui dire qu’il l’aimait, mais craignit que, bien qu’il soit sincère, elle ne pense qu’il tentait de la manipuler. En outre, si elle croyait réellement qu’il méritait son châtiment, lui déclarer son amour à présent serait cruel. Non, il ne le ferait pas. Il se tourna vers le vide et continua à avancer. Il regarda à droite et à gauche. Le ciel semblait sans fond. Del Kellum se mordit les lèvres. Les autres chefs de station semblaient tendus, comme s’ils ne savaient pas s’ils devaient se réjouir ou avoir de la peine.
Patrick fit un nouveau pas. Sa conscience devenait confuse, rien n’était plus réel. Un autre pas en avant. Il était parvenu à l’extrémité de la planche. De là, il tomberait pour l’éternité.
Dans son dos, une voix s’éleva tel un chant angélique :
— Attendez… stop !
Ce fut comme si des crampons magnétiques avaient collé ses pieds à la planche. Patrick ne regarda pas en arrière. Ses yeux demeuraient rivés sur les nuages tourbillonnants qui semblaient l’attendre.
— Attendez ! (C’était la voix de Zhett.) D’accord, je parle en sa faveur. Ne l’exécutez pas. Je ne l’excuse pas, mais… il est désolé. Laissez-le racheter ses fautes. Par le Guide Lumineux, je ne supporterai pas de le voir mourir ! (Patrick sentit ses jambes flageoler. S’il perdait connaissance à ce moment, il basculerait. À présent, l’émotion éraillait la voix de Zhett.) Sauve-le, papa. S’il te plaît, de grâce.
Patrick se tourna, pour voir que Zhett avait saisi les mains de son père. Elle lui apparut en cet instant plus belle que jamais, malgré les larmes qui embuaient ses yeux.
— Ne sois pas têtu, papa, ajouta-t-elle. Tu sais que ce n’est pas bien. Laisse-le revenir.
Del Kellum leva les bras.
— D’accord. Vous avez entendu. Une Vagabonde a parlé en faveur de cet homme. Retirez-le de la planche.
L’air incroyablement soulagé, le colosse lui murmura :
— Il était temps, bon sang. Combien de temps encore espérais-tu que je continue cette comédie ?
Faible et désorienté, Patrick revint en trébuchant sur le pont. Zhett passa ses bras autour de lui et l’attira à elle. Il plongea son regard dans ses yeux noirs insondables.
— Je ne savais pas si tu le ferais, dit-il.
— Moi non plus. J’ai pris ma décision à la dernière seconde. (Elle s’écarta et mit ses mains sur ses hanches.) Tu as intérêt à le mériter.
Kellum s’approcha, la poitrine gonflée d’orgueil.
— Je savais qu’elle changerait d’avis, dit-il avant de sourire largement à sa fille : N’empêche, tu as pris ton temps… assez en tout cas pour nous causer un ulcère. Qui sait ce que tu as fait à ce pauvre garçon en le martyrisant de la sorte ?
— Le martyriser ? Il était condamné à mort ! Je l’ai sauvé.
Del secoua la tête.
— Absolument pas, ma chérie.
Patrick détourna les yeux de Zhett pour les poser sur son père. Ce dernier semblait fier de lui, comme s’il connaissait une blague secrète. Il lui fit un clin d’œil.
— Oh, voyons ! j’attendais seulement que ma fille revienne à la raison. J’avais des ouvriers armés de filets prêts à intervenir. Ils t’auraient rattrapé… finalement.
Patrick n’arrivait pas à décider s’il devait s’évanouir, ou donner un coup de poing au chef de clan. Zhett lança un regard noir à son père, mais ne desserra pas son étreinte sur Patrick.
— En ce qui me concerne, tu es toujours à l’épreuve.
Patrick ignorait si elle lui parlait à lui ou à son père.