3
Sarein
La salle, dans le tréfonds du siège de la Hanse, avait des murs épais et un éclairage cru, sans fenêtre donnant sur l’extérieur. Au moment où elle entra, Sarein subit un accès de claustrophobie qui la fit haleter. C’était comme si le poids de la pyramide autour d’elle matérialisait les problèmes politiques qui pressaient les Terriens de toutes parts.
Je suis piégée ici, loin de Theroc, se dit-elle. Aujourd’hui, elle n’était plus sûre de savoir dans quel camp elle se trouvait. Tant de choses avaient changé… Je ne peux même plus dire si Basil me considère ou non comme une amie.
Bien que la Terre ait été sauvée lors de la bataille finale contre les hydrogues, la Ligue Hanséatique ne s’était jamais relevée de ce qui avait suivi. Le gouvernement à vocation commerciale, le roi qui lui servait de figure charismatique, ainsi que les colonies, avaient été perdus à cause de mauvais calculs politiques et d’affronts diplomatiques qui traduisaient un profond mépris envers ses interlocuteurs. Ces erreurs étaient avant tout celles de Basil, même si ce dernier ne les admettrait jamais, préférant en imputer la faute à autrui. La jeune femme se demanda si ce n’était pas la raison de cette réunion à huis clos avec les quelques conseillers qui lui restaient fidèles. Il ferait peut-être tomber des têtes, à moins qu’il ne présente un de ces plans dont il avait le secret. Ces temps-ci, elle ne savait quoi penser, aussi avait-elle appris à se taire.
Le président se trouvait déjà à la table, l’air plus chagriné que jamais. Sa tenue était impeccable, et ses serviteurs avaient retouché son visage, mais le cœur de Sarein se serra en le voyant. Elle le connaissait et l’aimait depuis des années, mais en cet instant, il lui parut au bout du rouleau. Avant la guerre des hydrogues, c’était déjà loin d’être un jeune homme, même si les traitements de rajeunissement et les médicaments de Rhejak le maintenaient alerte et en bonne santé. Mais il n’existait aucun remède contre les ravages causés par un stress si important.
Lorsqu’il la vit entrer dans la salle aux murs épais, son expression demeura dure et distante. Son absence de sourire ou de simple regard chaleureux la blessa au plus profond d’elle-même. Elle avait été sa protégée, et il l’avait guidée entre les fils de la toile d’araignée de la politique hanséatique. Aujourd’hui, elle doutait qu’il ressente quoi que ce soit à son égard. Elle ne se rappelait même pas la dernière fois qu’ils avaient fait l’amour.
Elle raidit l’échine et se trouva un siège, prête à passer aux choses sérieuses. Il y avait déjà le général Lanyan, commandant des Forces Terriennes de Défense – ou de ce qui en restait – et Eldred Cain, le bras droit et successeur attitré du président. Si Basil avait été d’une nature différente, il aurait pris sa retraite dans la dignité depuis longtemps déjà. S’il avait été d’une nature différente…
Le capitaine McCammon arpentait les lieux avec précaution, à la recherche de micros indésirables. Il portait son uniforme de garde royal, ainsi qu’un béret bordeaux par-dessus ses cheveux platine.
— Nous avons examiné la pièce trois fois, monsieur le Président. Elle ne comporte aucun dispositif d’écoute. Je garantis que personne ne pourra entendre ce qui sera dit à cette réunion.
— Il n’existe aucune garantie, rétorqua Basil, la lassitude pesant sur ses épaules. Mais j’accepte la vôtre pour le moment.
Lanyan se servit une tasse de café serré d’un distributeur mural, puis prit un fauteuil à côté de l’adjoint du président. Tandis que les gardes achevaient leur balayage, Cain demanda d’une voix modérée :
— Monsieur le Président, de qui doit-on s’inquiéter au juste ? Nous nous trouvons au cœur du siège de la Hanse.
— Des espions.
— Certes, monsieur, mais au profit de qui ?
Basil s’assombrit.
— Quelqu’un a aidé le roi Peter et la reine Estarra à s’échapper. Quelqu’un a organisé une fuite auprès des médias sur sa grossesse. Quelqu’un nous a dérobé le prince Daniel, de sorte que la Hanse n’a plus de roi. (Il leva les yeux vers McCammon.) Prenez vos hommes et partez. Assurez-vous de sceller la porte derrière vous.
L’homme hésita un instant, croyant sans doute qu’il participerait aux discussions, puis opina d’un geste brusque et se retira. Lorsque le lourd battant se referma, une nouvelle vague de claustrophobie assaillit Sarein. Elle jeta un coup d’œil à Cain, et l’homme au teint blafard croisa son regard. Manifestement, tous deux considéraient la réaction du président comme excessive, mais ni l’un ni l’autre ne l’exprima à haute voix.
Basil parcourut rapidement ses notes.
— Peter est parti en exil sur Theroc et y a fondé un gouvernement illégal. J’ignore comment c’est possible, mais il semble gagner des partisans parmi les Vagabonds, les colonies séparatistes de la Hanse, et les Theroniens eux-mêmes. Sarein, tu es l’ambassadrice de Theroc. N’y a-t-il rien que tu puisses faire pour les ramener sous notre coupe ?
Quoiqu’elle se soit attendue à la question, Sarein parut troublée.
— Depuis que le roi a renié la Hanse, je n’ai plus de contact officiel avec Theroc.
Le président se leva à demi de son siège.
— C’est la faute de ta famille de traîtres ! Père Idriss et Mère Alexa n’ont jamais été des chefs énergiques. Ils auraient fait tout ce que tu leur aurais dit. Tu aurais dû insister.
— Mes parents ne dirigent plus Theroc, répondit-elle d’une voix crispée. Et il paraît clair que Peter et Estarra prennent leurs propres décisions.
— Et comment puis-je avoir confiance en toi, Sarein ? (Basil balaya Cain et Lanyan du regard.) Comment puis-je avoir confiance en chacun d’entre vous ?
— Peut-être devrions-nous recentrer la discussion sur des sujets plus productifs, suggéra Cain. La pénurie de prêtres Verts est un sévère handicap. Comment peut-on résoudre ce problème si les deux camps ne se parlent jamais ? En sa qualité d’ambassadrice, Sarein pourrait peut-être convaincre Nahton de transmettre quelques-uns de nos communiqués diplomatiques.
Elle secoua la tête.
— Je lui ai déjà parlé, il ne changera pas d’avis. Jusqu’à ce que le président abdique et que la Hanse reconnaisse la nouvelle Confédération, aucun prêtre Vert ne nous servira.
Basil était furieux.
— De notre côté, nous pouvons déclarer illégal le gouvernement de cette Confédération ! Peter est émotionnellement instable, ses actes le prouvent ! Toute colonie hanséatique qui suit le roi, tout clan de Vagabonds, tout Theronien sera considéré comme rebelle. Aucun d’eux ne peut tenir tête aux FTD.
Lanyan se racla bruyamment la gorge.
— Si vous comptez nous mener à un conflit ouvert, monsieur le Président, souvenez-vous que nos forces ont été sévèrement amputées. Nous n’avons pas encore fini de ramasser les débris et d’estimer les dégâts. Il nous faudra au moins un an de réparations acharnées avant de recouvrer une flotte opérationnelle, même modeste.
— Nous ne disposons pas d’un an, général.
Lanyan avala une gorgée de café, grimaça, avant d’en reprendre une plus grande.
— Et nous n’avons ni les ressources, ni la main-d’œuvre pour accélérer le mouvement.
Sarein s’aperçut que les mains de Basil tremblaient.
— Comment cela se peut-il, avec les capacités industrielles de la Hanse ? Ces colonies ont signé la Charte de la Hanse. Elles doivent obéir à mon commandement.
— D’un point de vue juridique, ce n’est pas exact, releva Cain. Elles ont spécifiquement prêté allégeance au Grand Roi, non à vous. La Charte a été conçue de façon que le président n’agisse que dans l’ombre.
Basil manqua s’emporter de nouveau.
— Nous n’avons plus le temps de mettre en place un nouveau monarque. Celui que je forme en ce moment n’est pas prêt, et je ne renouvellerai pas les mêmes erreurs qu’avec les précédents. Je vais devoir sortir de l’anonymat et prendre la tête officielle de la Hanse. Pour le moment.
— Au vu de la situation, dit Sarein d’une voix apaisante, peut-être devrais-je aller m’entretenir avec ma sœur sur Theroc. Jeter des ponts, trouver une solution pacifique, d’une manière ou d’une autre. Serait-ce si grave pour toi de te retirer, si le roi acceptait d’abdiquer de son côté ?
Basil la toisa comme si elle venait de le trahir. Puis il dit :
— Ou peut-être pourrais-je leur offrir l’amnistie s’ils renversent Peter et nous le livrent, afin qu’il subisse le châtiment qu’il mérite.