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Rlinda Kett
Pour sa première mission en tant que ministre du Commerce, Rlinda ressentait un manque terrible sans BeBob. Naguère, se trouver seule à bord du Curiosité Avide ne l’avait nullement gênée, bien au contraire. Mais récemment, elle s’était mise à apprécier la compagnie de son ex-mari. Elle aimait son sens de l’humour, sa conversation – pour ce qu’elle valait –, et plus spécialement le sexe.
Mais à présent que les circonstances politiques étaient devenues hasardeuses au sein de la Hanse, elle n’avait osé emmener BeBob, sur qui pesait une condamnation à mort pour « désertion ». Elle refusait de le mettre en danger. Elle pouvait mener cette mission sans son aide, si du moins elle trouvait quelqu’un disposé à l’écouter. Officiellement, il s’agissait d’un voyage de prospection commerciale – même si le président l’aurait qualifiée d’espionnage –, mais personne n’avait besoin de connaître la véritable raison de sa présence sur Terre. Elle jouerait le rôle d’une simple négociante venue vendre des marchandises ordinaires.
Arrivée au large de la Terre, Rlinda demanda la permission d’atterrir. Les voies du trafic orbital étaient une véritable décharge d’épaves. Personne ne les avait remorquées jusqu’à une zone de stockage où elles seraient inoffensives. Elle aperçut des équipes en train de démanteler les carcasses. Des fragments chutaient en tournoyant, pour aller se consumer dans l’atmosphère. Vues du sol, ces pluies de météorites devaient être spectaculaires.
Un petit débris, apparemment un gant de combinaison spatiale, heurta la coque du Curiosité. Tout en esquivant des morceaux de ferraille plus massifs, Rlinda contacta la station de contrôle au sol :
« Comment diable espérez-vous recevoir un seul vaisseau marchand avec ce chantier de démolition dans votre jardin ? Quelqu’un peut-il me donner un itinéraire sûr à travers ce parcours d’obstacles, pour que je puisse me rendre au Quartier du Palais ?
— On y travaille, Curiosité. Il y a des voies recommandées, mais on ne garantit pas qu’elles soient absolument dégagées. Veuillez déclarer l’objet de votre visite au Quartier du Palais.
— Je dois rencontrer l’ambassadrice Sarein afin de discuter de transactions commerciales », répondit Rlinda.
L’ambassadrice theronienne l’écouterait avec bienveillance et sans doute plus de raison que le président Wenceslas. Après son évasion avec BeBob, Rlinda avait coupé les ponts avec ce dernier. Elle espérait qu’il n’y avait pas de mandat d’arrêt à son encontre. Si tel était le cas, les moteurs gonflés du Curiosité pourraient distancer n’importe quel vaisseau patrouillant dans les environs.
« Soyez informée que les taxes sur les échanges commerciaux ont été augmentées.
— Je n’en doute pas. Quelqu’un doit bien payer pour toute cette reconstruction. »
Tôt ou tard, l’importance de la Terre diminuerait, à mesure que celle de la Confédération croîtrait. Cette situation absurde ne prendrait fin que lorsque le président cesserait de faire l’autruche.
Comme elle s’apprêtait à aborder le Quartier du Palais, Rlinda envoya un message à Sarein. Au bout d’un quart d’heure, une voix familière résonna à la radio :
« Capitaine Kett, je serai ravie de vous rencontrer. »
Loin d’être ravi, le ton de l’ambassadrice trahissait plutôt l’hésitation, et même un grand trouble. Ce n’était plus la jeune femme confiante qui représentait Theroc auprès de la Hanse.
« Les mesures de sécurité se sont beaucoup durcies depuis votre dernier passage, ajouta-t-elle. Restez dans votre vaisseau. Je… Je viens en personne.
— Comme vous voudrez, ambassadrice. Je vous attends. »
Elle se rendit dans la coquerie et prépara un festin : elle était certaine que les plats theroniens manquaient à Sarein. La jeune femme s’était souvent plainte de sa planète natale qu’elle jugeait attardée, mais Rlinda savait qu’elle avait un bon fond, en dépit d’un abord dur.
Après avoir ordonné avec brusquerie à son escorte de rester à l’extérieur, Sarein monta dans le vaisseau. Tout de suite, Rlinda constata combien elle avait changé. Elle avait perdu beaucoup de poids, son teint était devenu blafard, et des rides d’inquiétude encadraient ses yeux et sa bouche.
— Capitaine Kett, cela fait longtemps que nous ne nous sommes vues, commença-t-elle d’un ton cérémonieux. (Puis son expression perdit toute dureté.) Je suis si heureuse de vous voir ! (Elle remarqua les plats de Theroc, et un sourire sincère apparut sur ses lèvres.) C’est pour moi ? Cela fait si longtemps que je n’en ai pas goûté !
— Je vous en prie, remettez-moi un peu de couleurs sur ces joues. J’ai aussi des messages pour vous. (Elle farfouilla dans ses poches, puis en extirpa deux feuilles de papier manuscrites ainsi qu’un petit lecteur avec une cartouche insérée dedans.) Chacun de vos parents vous a écrit une lettre. Je ne les ai pas lues, bien sûr, mais il est facile de deviner qu’ils veulent que vous sachiez combien vous leur manquez. Votre petite sœur Celli a enregistré un message, de même qu’Estarra.
Sarein sembla chanceler, et Rlinda ne put qu’imaginer les émotions qui affluaient en elle. Elle saisit les lettres et le lecteur, comme si sa vie en dépendait.
— Même Estarra ?…
— C’est toujours votre sœur. Si vous voulez mon avis, vous seriez mieux sur Theroc. Vous êtes sûre que cela vaut la peine pour vous de rester sur Terre ? Qu’espérez-vous accomplir ?
— Je ne sais pas, capitaine Kett. Je ne sais vraiment pas. J’espère seulement influencer Basil, le convaincre de prendre les bonnes décisions.
Rlinda renifla.
— Ou un peu moins de mauvaises décisions.
Sarein hésita, puis se reprit.
— Le président veut que tous les citoyens travaillent dur, main dans la main, qu’ils fassent des sacrifices, mais il devient difficile de les contrôler. Les autorités de la Hanse n’ont encore donné aucune explication sur les événements liés au roi et à la reine, de sorte que les rumeurs les plus folles circulent. Basil a pris un mauvais tournant. Il se met à dos les citoyens au lieu de mériter leur loyauté.
Rlinda émit un long soupir.
— Si vous rejoigniez la Confédération, cela profiterait à tout le monde. N’est-ce pas le président Wenceslas qui disait toujours qu’il fallait avoir une vision globale ? Au bout d’un mois seulement, la Confédération dispose d’infiniment plus de gens et de planètes que la Hanse.
Sarein la regarda d’un air ébahi.
— Il… Il suit ses propres plans. (Elle repoussa son assiette avec un froncement de sourcils, puis continua à picorer dedans.) Comment en savez-vous autant ? Vous avez passé du temps sur Theroc ?
Rlinda réfléchit, puis décida de prendre le risque :
— Plus que cela, ambassadrice. Je suis le ministre du Commerce attitré de la Confédération.
Sarein réagit avec inquiétude, et Rlinda sentit qu’elle lui cachait quelque chose.
— Alors, je… je ne devrais pas vous parler.
— Pourquoi pas ? Vous êtes l’ambassadrice de Theroc. J’ai apporté deux surgeons que vous pourrez installer dans le Palais des Murmures, même si les prêtres Verts ont coupé toute communication avec la Hanse. Personne n’arrive plus à joindre Nahton. J’espère que cela signifie qu’il a été séparé de son surgeon, et rien de plus inquiétant… n’est-ce pas ?
Une expression de désolation traversa le visage de Sarein.
— Basil l’a fait exécuter. Il a tué un prêtre Vert !
Rlinda fut choquée. Le savait-on, sur Theroc ? L’angoisse de Sarein semblait croître d’instant en instant. La Hanse manigançait-elle quelque chose en ce moment même ?
— Dites-moi la vérité, Sarein… Suis-je en danger ? Tout de suite ?
— Pas vous… pas encore. Mais Basil me surveille de près. Il voudra savoir pourquoi je parle avec quelqu’un dans un vaisseau, et reconnaîtra immédiatement le nom du vôtre. Trop de questions lui viendront à l’esprit.
— Merveilleux.
Sarein jeta un regard mélancolique aux restes du repas.
— Je ne peux pas vous parler plus longtemps. Vraiment.
— Combien de temps le président va-t-il continuer à agir comme un imbécile ?
— Jusqu’au bout. (Sarein l’étreignit brièvement, puis se hâta jusqu’au sas.) Je vous suggère de partir aussitôt que possible, avant que la Hanse invente une histoire pour vous retenir ici.