66
Margaret Colicos
Lorsque Margaret leur posa des questions dans leur langage cliquetant, les Klikiss ne se donnèrent pas la peine de répondre. Ce signe était assez clair pour qu’elle sache qu’il ne fallait plus traîner. Les colons devaient se préparer à défendre leur vie.
D’innombrables guerriers avaient été blessés ou tués au cours des attaques contre les robots noirs ou des sous-ruches rivales. Celles-ci tâchaient de s’étendre à travers leurs anciens mondes avant d’engager une nouvelle guerre ruchière. Le spécex de Llaro devait donc produire beaucoup d’autres Klikiss. D’autres guerriers. Très bientôt, Margaret le savait, la sous-ruche accomplirait sa fisciparité. Et les humains prisonniers de l’enceinte en paieraient le prix.
Margaret éprouvait une grande peine de la tragédie qui s’annonçait. Elle aimait ces gens. Longtemps, elle se demanda si elle ne ferait pas mieux de leur cacher la vérité, de les laisser en paix au moins quelques jours. Mais ils méritaient de savoir, qu’ils puissent ou non changer leur destin. Même s’il s’agissait d’une cause perdue, ne devaient-ils pas avoir le choix de se battre ? Peut-être au cours du bref répit qui leur restait quelques-uns parviendraient-ils à s’échapper. Margaret devait les avertir.
Son fidèle DD marchait à son côté en direction de l’enceinte. Toujours d’attaque et relativement intelligent, le comper Amical s’adaptait à presque toutes les situations.
Des dizaines de colons avaient déjà filé discrètement, sans doute pour aller s’abriter dans la planque que Davlin Lotze avait promis d’établir. Mais pour le reste d’entre eux…
Un peu plus d’une semaine auparavant, sur l’insistance de Margaret, les Klikiss avaient relié, au moyen d’un tuyau, le mur d’enceinte à un réservoir destiné à l’arrosage des cultures. Il s’agissait de la seule ressource en eau dont ils disposaient. Le flot s’était déversé sur le sol pour former une boue infâme, jusqu’à ce que Crim Tylar creuse un vague chenal et une cuve de retenue. Les gens qui remplissaient leurs cruches ou leurs seaux jetèrent un coup d’œil à Margaret, qui garda un visage grave.
Lupe Ruis et Roberto Clarin la croisèrent devant la pompe jaillissante.
— J’ai des nouvelles, mais vous préférerez sûrement les entendre en privé.
— S’il y a une réunion, je serai heureux de vous préparer des boissons, proposa DD. Avez-vous du jus de prune concentré ? Un vieux proverbe dit : « Faute de mieux que des prunes, qu’on en fasse de l’eau-de-vie. »
Un instant, les yeux de Clarin se perdirent dans le vague.
— De l’eau-de-vie… Ça me manque. Au Dépôt du Cyclone, il nous arrivait parfois une cargaison de prunes fraîches des astéroïdes-serres des Chan. (Il poussa un soupir et, à contrecœur, croisa le regard de Margaret.) Alors, allez-vous nous noyer sous un tombereau de prunes ?
Margaret ne chercha pas à le cacher.
— J’en ai bien peur.
— Nous avons traversé les enfers et nous en sommes revenus. Qu’est-ce que les Klikiss nous veulent ?
— Que leur avons-nous fait ? renchérit Ruis. Vous nous aviez dit qu’ils en avaient après les robots noirs. Je ne peux croire qu’ils veuillent nous faire du mal.
— Le spécex vous considère comme des ressources qui lui permettront d’atteindre son but. Il doit se reproduire, accroître ses effectifs afin de combattre les autres sous-ruches. Pour cela, il a besoin de vous. De vous tous.
Ils entrèrent dans une bâtisse à la façade tendue d’un tissu à rayures : une ancienne échoppe, fermée après l’arrivée des Klikiss. Clarin semblait résigné, car voilà plusieurs mois qu’aucune bonne nouvelle ne leur était parvenue. DD se posta sous l’auvent de l’entrée, même s’il était probable qu’il discuterait avec les visiteurs plutôt que de les refouler…
— J’ai observé le degré de croissance des Klikiss. Les accouplants sont adultes. Ils sont prêts à assimiler du nouveau matériel génétique afin d’améliorer les capacités de la sous-ruche. Par l’intermédiaire des colons, ils accapareront tout l’ADN humain possible.
Il ne restait qu’une poignée des hybrides issus de ce pauvre Howard Palawu. Mais ceux-ci avaient montré le potentiel des gènes humains. Les nouveaux hybrides seraient plus forts, plus intelligents, plus puissants. En ne conservant que les meilleurs attributs de l’humanité, ils pourraient conquérir n’importe quoi. Le spécex de Llaro avait la ferme intention d’utiliser cet atout contre les sous-ruches adverses.
— Nous utiliser ? répéta Ruis en regardant autour de lui. Qu’est-ce que ça signifie ?
Clarin mit les points sur les i :
— Ils vont nous manger. C’est ce que vous voulez dire, n’est-ce pas ?
— Oui.
Le regard de Margaret se voila comme elle laissait aller ses pensées. La fisciparité vidait le spécex de sa substance, le transformait en une montagne de larves affamées qui devenaient une multitude de nouveaux Klikiss. Voilà pourquoi ils devaient écumer les champs, pourquoi ils pêchaient, chassaient et cueillaient jusqu’à la moindre parcelle de biomasse afin de constituer de gigantesques réserves. Au cœur de la ruche, les larves mangeraient et grossiraient avant d’émerger enfin.
À la porte, DD fit signe à deux passants aux yeux rougis, mais aucun des deux n’eut le cœur de répondre à son salut.
La colère déformait les traits de Clarin.
— Les Vagabonds ne se rendent pas sans combattre. Par le Guide Lumineux, on leur montrera combien les humains peuvent se révéler difficiles à digérer !