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La reine Estarra
Bien que la flotte d’invasion terrienne ait quitté Theroc, l’anneau de vaisseaux-arbres restait en orbite, tels des chiens de garde bardés d’épines. L’idée que Beneto et les autres verdanis surveillaient sans faillir la forêt-monde de là-haut rassurait Estarra.
Elle avait toujours su qu’elle pouvait compter sur lui. Les arbremondes l’avaient ressuscité après sa destruction par les hydrogues, le transformant en un plus qu’humain. Et cependant, il n’avait jamais cessé d’être son frère. Alors même qu’il avait fusionné en un hybride wental-verdani, il avait répondu à l’appel de Theroc et était venu la défendre.
Mais Beneto manquait beaucoup à Estarra. Aussi annonça-t-elle qu’elle lui rendait visite en orbite. Peter, inquiet – un bref instant toutefois – à l’idée de voir sa femme quitter la planète au dernier stade de sa grossesse, ne parvint pas à l’en dissuader. Il demanda à OX d’être son pilote. Il vint les voir décoller, tandis que la lumière croissante de l’aube filtrait à travers la canopée.
L’appareil hydrogue qui avait atterri naguère dans la prairie verdoyante gisait telle une perle, plus beau que menaçant. Il fonctionnait toujours, mais seul le comper Précepteur savait le faire fonctionner.
— Je suis heureux de vous offrir mon aide, reine Estarra, dit OX. (Des débris d’herbe humide maculaient ses semelles, provenant de sa marche à travers la prairie couverte de rosée.) Où souhaitez-vous aller ?
Le ton de sa voix n’était-il pas différent : moins formel, plus complexe qu’auparavant ? Estarra espérait que ce n’était pas qu’une impression. Chaque jour, Peter et elle l’aidaient consciencieusement à reconstituer sa base de données, allant des faits historiques aux arcanes de la politique, en passant par les souvenirs du temps qu’ils avaient passé ensemble. Estarra lui enseignait également le protocole theronien, ainsi que les traditions, les fêtes et autres singularités culturelles, et lui confiait des anecdotes de son enfance. Elle lui racontait des histoires au sujet de ses parents, de ses grands-parents… de son frère Reynald, qui avait été tué au cours de la première attaque hydrogue. Et de Beneto.
— J’aimerais aller en orbite pour voir mon frère et les vaisseaux-arbres.
— Veille sur elle, dit Peter à OX. Je compte sur toi.
Elle avait demandé à Yarrod de l’accompagner. Le prêtre Vert arriva, portant un petit surgeon. Via le télien, son oncle l’aiderait à communiquer avec Beneto. Le roi fit un baiser d’au revoir à son épouse, et tous les trois embarquèrent dans le petit appareil à coque de diamant.
Yarrod trouva une place où s’asseoir, puis Estarra verrouilla l’écoutille. OX se concentra sur les commandes. Dans une poussée aussi invisible que silencieuse, l’appareil s’éleva de la prairie, laissant une échancrure de fleurs et d’herbes écrasées. Il grimpa avec la fluidité d’un ascenseur au-dessus des immenses arbremondes, pour jaillir dans le ciel lumineux.
Quelques jours plus tôt, Jess Tamblyn et Cesca Peroni étaient partis de leur côté, après avoir fait leurs adieux à leurs amis vagabonds et au couple royal. En montrant la solidarité qui unissait les wentals et la forêt-monde, et en fournissant un aperçu de la puissance qu’ils pouvaient déchaîner, ils avaient donné à réfléchir aux Forces Terriennes. Mais à présent qu’elle avait démissionné de son poste d’Oratrice des clans, Cesca poursuivait une autre tâche pour les wentals, tâche qu’Estarra ne comprenait pas complètement. Ou peut-être qu’elle et Jess Tamblyn avaient simplement décidé de partir en voyage de noces…
À travers les parois limpides de la coque, Estarra contempla le moutonnement de branches et de feuillages qui s’estompait en contrebas. Après avoir traversé la fine couche de cirrus d’altitude, ils atteignirent l’espace. OX les guida vers les vaisseaux-arbres qui encerclaient Theroc en orbite haute.
Les troncs renforcés étaient plus épais que le plus gros vaisseau de guerre. D’énormes branches cuirassées s’étiraient dans toutes les directions pour s’abreuver à l’énergie du vent solaire. Des épines, chacune plus longue que le mât d’un voilier de l’ancien temps, transperçaient le vide. Des racines fibreuses pendaient librement dans l’espace, telles des antennes de communication. Ils croisèrent de près un exemplaire gigantesque, qui faisait pivoter graduellement son énorme masse pour se mettre face au soleil.
— Comment savoir lequel est celui de Beneto ? demanda Estarra en plongeant son regard à travers les parois de l’orbe, d’une transparence vertigineuse.
Yarrod tenait son surgeon avec délicatesse, sans sembler remarquer quoi que ce soit autour de lui.
— Tu sais duquel il s’agit.
Estarra les observa. Et elle sut. Les immenses vaisseaux verdanis paraissaient identiques, mais elle perçut la présence de son frère qui se précisa comme un vaisseau-arbre émergeait de la courbure de la planète.
— Amène-nous là-bas, OX… jusqu’à celui-là.
Le vaisseau de Beneto tourna doucement, comme s’il les voyait approcher par les yeux de ses milliers de feuilles. Ses branches parurent bruire, et plusieurs d’entre elles s’ouvrirent pour former une cavité d’accueil. L’orbe miniature se laissa englober par les feuilles vestigiales, qui le saisirent à la manière de pinces d’amarrage.
Yarrod toucha le surgeon coincé entre ses genoux pour envoyer un message. Lorsque son regard revint sur Estarra, l’expression de son visage s’était modifiée, comme si Beneto faisait partie de lui et s’exprimait par sa bouche.
— Je suis toujours avec toi.
— Merci de nous avoir aidés, Beneto, souffla-t-elle.
Yarrod ferma les yeux, et son front émeraude se fronça.
— Les vaisseaux-arbres, et toute la forêt-monde, sont inquiets. Il y a toujours des menaces.
— Quelles menaces ? On n’a eu aucun problème à chasser les FTD. Et les hydrogues ont été vaincus, n’est-ce pas ?
Yarrod regarda à travers les parois de l’orbe, comme s’il cherchait de nouveaux assaillants venus du fin fond de l’espace. Sa voix sonna comme celle de Beneto lorsqu’il répondit :
— Le retour des Klikiss… Les faeros qui recouvrent leurs forces.
— Mais les faeros ont combattu pour Theroc.
Cette bataille qui avait tué Reynald…
— Les faeros ont combattu pour eux-mêmes contre les hydrogues. Theroc n’était qu’un champ de bataille pratique pour eux, ajouta-t-il d’un ton grave.
Estarra frissonna. Elle ne se sentait plus en sécurité, même protégée par les vaisseaux-arbres. Elle examina les énormes branches autour d’elle et essaya d’imaginer les bras de Beneto qui l’enveloppaient et la berçaient, pour l’endormir. Il n’avait jamais été aussi musclé que Reynald, mais il l’avait souvent réconfortée quand elle était troublée.
— Tu me manques, Beneto, dit-elle doucement.
— Je sais, répondit Yarrod pour le vaisseau-arbre.
Elle n’avait rien à lui dire en particulier. Pour l’instant, alors qu’elle sentait son bébé gigoter dans son ventre, elle voulait seulement se trouver près de lui. Près du vaisseau-arbre. Avec tous les dangers qui menaçaient dans le Bras spiral, cet endroit lui semblait le plus sûr. Elle demanda à OX de rester là un moment. Elle en avait besoin.