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Anton Colicos
Anton n’avait jamais vu Vao’sh si excité. Les lobes faciaux du remémorant se teintaient de couleurs vives tandis qu’il annonçait la nouvelle :
— Le Mage Imperator compte se rendre sur Theroc ! On raconte qu’il va demander pardon pour les exactions commises sur Dobro.
Le voyage lui-même constituait une nouvelle révolution pour les Ildirans. Par tradition, les suppliants venaient au Mage Imperator. Leur chef, qu’ils considéraient comme sans égal dans aucune civilisation, n’allait jamais à la rencontre d’un autre dirigeant, par nature inférieur. Encore moins pour s’excuser.
Mais les temps changeaient.
— Un acte intrépide, dit Anton. Et peut-être stupide. Seule l’histoire le dira.
Ils s’étaient rencontrés au Foyer de la Mémoire, où l’on montait les nouvelles plaques d’adamant. Des scribes avaient gravé les vers inédits, révisant l’épopée strophe après strophe en fonction des stipulations de Vao’sh et d’Anton. Au début, il avait éprouvé du soulagement et de l’excitation à l’idée de retourner à son véritable travail : la traduction de La Saga des Sept Soleils. Mais il s’était fatigué les yeux à force de lire et d’écrire cette quantité astronomique de texte au cours des derniers jours. Il se rappelait sa préparation de soutenance de thèse à l’université, lorsqu’il avait révisé, encore et encore, avant d’obtenir son diplôme. Eh bien, ce n’était rien à côté de ce qu’il venait de vivre. Vao’sh et lui réinterprétaient une chronique dans son intégralité.
Les panneaux corrigés comprenaient des passages non censurés de l’épopée, et les fausses légendes s’étaient vues supprimées. L’épidémie de la fièvrefeu qui aurait décimé le kith des remémorants avait été remplacée par la sinistre vérité de leur assassinat, crime qui avait permis au Mage Imperator de l’époque de réécrire l’histoire à sa guise. Les camps d’hybridation de Dobro étaient mentionnés, ainsi que la guerre contre l’Attitré dément Rusa’h, et même l’épisode où Jora’h avait failli trahir l’humanité au profit des hydrogues. Les Ildirans s’efforçaient encore d’accepter le fait que l’histoire réelle n’était pas toujours agréable ni héroïque.
Malgré les protestations silencieuses du scribe en chef Ko’sh et d’une faction fondamentaliste de remémorants, la nouvelle génération étudiait déjà la version révisée de La Saga. Les historiens plus vieux avaient accepté de devoir remplacer ce qu’ils avaient mémorisé par les passages réécrits, et de purger leurs récits des éléments désormais discrédités. Mais il faudrait du temps avant que ces changements prennent pleinement effet.
Et voilà qu’aujourd’hui le Mage Imperator partait.
— J’imagine que le Premier Attitré Daro’h reste ici, à sa place ? s’informa Anton. Existe-t-il quelque chose comme un « Mage Imperator suppléant » ?
Vao’sh haussa les épaules, imitant un geste qu’il avait souvent vu Anton faire.
— Oui, Daro’h va rester, et Yazra’h demeure elle aussi ici pour défendre Ildira et au besoin le Premier Attitré. Pendant ce temps, Adar Zan’nh convoiera les réfugiés de Cjeldre sur Dobro, comme l’a promis le Mage Imperator. (Vao’sh regarda son ami, le visage rayonnant.) Je ne vous ai pas dit le meilleur, remémorant Anton. Nous allons écrire l’histoire, vous et moi ! Le Mage Imperator Jora’h nous a demandé de l’accompagner et de décrire exactement ce que nous verrons et ferons.
Anton recula d’un pas, et un tesson de plaque d’adamant crissa sous sa semelle. Vao’sh poursuivit sur sa lancée :
— Afin de ne pas perdre de temps, il ne prendra qu’un croiseur lourd avec une centaine de gardes ildirans et de conseillers, ainsi que nous deux. Nira a déjà envoyé un message pour faire savoir aux Theroniens que nous arrivions.
Anton décida de rassembler ses notes de traduction en cours dans l’espoir d’en remettre une copie à un marchand sur Theroc. Quelqu’un devrait pouvoir les rapporter sur Terre, où d’innombrables étudiants et assistants de recherche feraient leurs choux gras de cette manne d’information. Tant qu’il recevrait le crédit qui lui revenait, le reste lui serait indifférent. Son travail avec les Ildirans était loin d’être achevé, et il avait bien l’intention de rester avec eux.
Il regarda les autres remémorants du Foyer. Certains considéraient avec scepticisme les plaques d’adamant où s’étalaient les nouvelles chroniques.
— Alors, nous ferions bien de commencer à faire nos bagages.