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Sarein
Sarein arriva trop tard. Le temps qu’elle atteigne le jardin d’hiver d’Estarra, l’exécution avait déjà eu lieu. Lorsqu’elle vit le corps, la jeune femme hurla.
Sur la peau émeraude de Nahton se détachait l’écarlate luisant des taches de sang, lequel se mêlait au terreau de la serre. Son visage avait conservé une expression d’incrédulité. Son acte ultime avait été d’agripper un rameau de l’arbuste brisé : un geste de réconfort, l’envoi d’un message désespéré, ou un simple réflexe ? Il lui était impossible de dire si Nahton avait réussi.
Furieux, McCammon admonesta les gardes, mais ces derniers firent comme s’ils ne l’entendaient pas.
— Je vous ai dit d’arrêter, criait-il. Je vous ai donné un ordre direct et sans ambiguïté…
Basil surgit alors, froid et analytique. Il jeta un coup d’œil circulaire, et opina du chef.
— Je ne vois aucun problème ici, capitaine. Ces gardes ont agi selon leurs instructions.
Il s’approcha du corps de Nahton sans paraître troublé le moins du monde. McCammon blêmit, comme s’il s’apercevait soudain qu’on lui avait enlevé quelque chose d’essentiel.
Sarein tremblait. Elle savait que Basil portait la responsabilité de cet acte, mais en son for intérieur, elle sentait que la faute lui en revenait. Elle avait convaincu McCammon de monter avec elle ce stratagème puéril pour que Nahton envoie un avertissement. S’ils avaient été pris, elle se serait attendue à une réprimande ou, au pis aller, à une mise à l’écart. Mais pas à ce meurtre.
— Basil, Nahton était un prêtre Vert. C’était un citoyen theronien, un ambassadeur comme moi.
— C’était un ennemi de la Ligue Hanséatique terrienne. Sa présence ici le confirme. Il a été pris sur le fait. Les soldats ont agi pour le bien de tous dans le Bras spiral.
— Pour le bien de la Hanse, tu veux dire.
— C’est la même chose. Et si tu penses autrement, ma chère Sarein, c’est que je me suis mépris sur ton compte. (Il s’adressa aux gardes qui tenaient toujours leurs armes brandies.) S’il vous plaît, dites-moi que vous êtes arrivés à temps.
Les hommes prirent un air penaud.
— Désolé, monsieur le Président. Le prêtre Vert tenait le surgeon quand nous sommes arrivés. Nous ignorons s’il a pu faire un rapport.
La colère traversa le visage de Basil.
— Alors, Peter et les Theroniens sont avertis, gronda-t-il, mais ce fut à peine si cette nouvelle soulagea Sarein.
Basil leur lança un regard cinglant, puis il toisa la dépouille à ses pieds, comme si le prêtre l’avait lui aussi déçu.
— J’ai honte, quand je vois que l’on est incapable de suivre des instructions simples. (Il tapota ses doigts les uns contre les autres, dans un effort visible pour se calmer.) Nous pouvons rattraper ce fiasco. Les Mantas de l’amiral Willis seront parées au départ dans moins d’une semaine. Il n’y a rien que Peter puisse faire à temps, hormis écrire un discours de capitulation. Et il aura intérêt à être éloquent…
Sarein ne put se dominer davantage. Même si elle savait que ses paroles ne changeraient rien, elle s’exclama :
— Basil, c’était une faute et tu le sais ! Nahton était un prêtre Vert. Tu te rends compte que dorénavant, nous sommes totalement aveugles ? La Terre n’a plus aucun moyen de communiquer. Nahton aurait pu changer d’avis, mais tu nous as retiré cette possibilité. Tu t’es toi-même coupé de l’univers.
Il pivota vers elle et son ton devint glacial :
— Nous sommes déjà coupés de l’univers. Nous le sommes tous, à présent.
Une équipe de nettoyage arriva et entreprit de soulever le cadavre du prêtre. Pendant qu’on l’emportait, Sarein ne put détacher son regard des éclaboussures de sang sur le sol. En temps normal, Nahton aurait dû être rapatrié sur Theroc afin d’y être enseveli sous un arbremonde. En temps normal, les prêtres Verts en fin de vie rejoignaient l’esprit verdani et laissaient leur corps fertiliser la forêt. En temps normal…
Sans prononcer un mot, Basil fit signe aux ouvriers de poursuivre leur besogne. Les yeux plissés, McCammon jaugeait du regard les hommes qui lui avaient désobéi ; ils paraissaient contents de leur acte. Sarein s’inquiéta pour lui. Le cas échéant, le président pouvait destituer McCammon et le remplacer aisément. Ou simplement le faire disparaître.
En temps normal… Sarein quitta le jardin d’hiver dévasté en secouant la tête. Il ne lui restait plus rien ici. Plus rien du tout.