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Tasia Tamblyn
Si délabré, si rafistolé et si poussiéreux qu’il soit, l’Osquivel était la plus belle chose que Tasia avait jamais vue.
Après leur évasion de la cité klikiss, ils avaient brinquebalé à travers le paysage cahoteux, en se dirigeant à la lumière des étoiles et au culot. DD avait fait de son mieux pour les guider, pendant que Robb et Tasia essayaient de mâter ces commandes bizarres. Quelques Klikiss leur avaient donné la chasse, mais les évadés avaient très vite pris de la distance.
Robb fit arrêter le véhicule dans le canyon isolé où se trouvait le vaisseau. Avec un grognement, Tasia sauta à terre. S’il était rapide, le véhicule utilitaire était rien moins que confortable.
— Tout le monde, grimpez à bord aussi vite que possible. Il va falloir voler jusqu’aux cavernes de grès. Atterrir là-bas ne m’enchante pas vraiment, mais il ne faut pas perdre une minute.
Orli pointa l’index devant eux.
— Il y a quelqu’un. C’est M. Steinman !
Steinman, Crim Tylar et trois autres Vagabonds se tenaient près du vaisseau de transport. Ils étreignaient des armes et des lampes qu’ils braquèrent sur le véhicule.
— Il était temps que vous arriviez, bon sang ! lança Steinman. Pourquoi avez-vous mis si longtemps ?
— Un petit différend avec les Klikiss, répondit Robb. On a perdu Davlin.
— Et Margaret Colicos, ajouta DD.
— Morts ?
— Qui sait ?
Le découragement se peignit sur les traits des Vagabonds. Le père de Nikko secoua la tête :
— Alors, il faut retourner les chercher.
— Nous avons ordre de ne pas le faire, rétorqua Tasia d’un ton sec. Davlin nous tuerait de ses mains s’il pensait que nous risquons la vie de tous ces gens pour le sauver. Et à vrai dire, j’ai la certitude qu’il est trop tard.
— Il faut partir tout de suite, intervint Robb. Les Klikiss nous pourchassent.
Tasia dressa l’oreille et crut entendre cliqueter. Mais les insectes ne pouvaient les avoir déjà localisés.
— Reste vigilant, DD. Utilise tes capteurs. Vois si tu peux nous avertir à temps.
— Oui, Tasia Tamblyn.
Elle frissonna au souvenir de son comper EA, qui avait été déchiqueté par des robots klikiss. Elle les détestait tous autant qu’ils étaient : l’espèce originelle et leurs machines.
Crim Tylar serra son fils dans ses bras, au point que celui-ci manqua d’étouffer. Nikko ne lui dit pas ce qu’il croyait avoir vu dans l’hybride klikiss. Lui-même avait du mal à le supporter, et ne voulait surtout pas que son père sache. Pas encore.
Steinman dit :
— Comme hier vous n’étiez toujours pas de retour, nous avons fait nos bagages. Et comme cet après-midi nous n’avions pas de vos nouvelles, nous avons décidé de venir vous attendre ici, au cas où vous auriez besoin d’aide. (Il souleva l’un des fusils énergétiques qu’il portait.) Nous sommes prêts.
— De mon côté, j’ai lancé la vérification des systèmes et j’ai fait chauffer les moteurs, dit Tylar. Je vous donnais encore une heure avant de décoller. (Il regarda Nikko.) Je suis heureux que vous soyez revenus.
DD tourna son visage en polymère en direction du ciel étoilé, ses capteurs optiques luisant. Sa tête pivota vers Tasia.
— Je crains qu’il n’y ait un grand nombre de Klikiss sur le point d’arriver. Des vaisseaux volant en rase-mottes, et des guerriers ailés.
Tasia ne perdit pas de temps :
— Tout le monde à l’intérieur, maintenant ! (Elle fit monter le comper Amical en catastrophe, attendit que les autres se ruent sur la rampe, et obtura l’écoutille.) On a de la compagnie ! On décolle. À quelle vitesse peut-on embarquer les réfugiés ?
— Une nuée de Klikiss aux trousses, c’est une sacrée motivation…
Avant que les insectes soient apparus, Robb dépassa le bord de l’arroyo et, toutes lumières éteintes, fila à quelques mètres seulement au-dessus de la lande, dans l’espoir qu’ils ne seraient pas repérés.
— Tamblyn, tu te rappelles s’il y a un relief élevé susceptible de nous barrer la route ?
— Je suis venue à pied cinq ou six fois, mais je ne suis pas sûre.
— Je savais que j’aurais dû prendre le temps de réparer nos capteurs à courte portée.
Il braqua soudain vers le haut lorsqu’il aperçut un amas rocheux. Crim Tylar s’étala sur le pont, mais se releva sur-le-champ.
En moins de dix minutes, ils repérèrent la forme des promontoires de grès criblés de cavernes et de saillies.
— Je ne sais pas s’il y a un endroit convenable pour atterrir, Brindle. Pose-toi où tu pourras, qu’on puisse commencer l’embarquement. (Elle se tourna vers Crim Tylar.) Combien serons-nous en tout, si tout le monde monte à bord ?
— Parce que tu crois que quelqu’un voudra rester ici ?
— Je crois surtout qu’il faut précipiter les choses.
— Soixante-dix-huit, je crois. Dont plusieurs enfants.
— Et UR, précisa DD.
— C’est largement en deçà de nos capacités, dit Robb. Ne t’inquiète pas.
— Ah, c’est moi qui m’inquiète ?
Il choisit une parcelle bossuée de rochers devant le promontoire principal, puis posa l’Osquivel dans un nuage de poussière et de fumée. Tasia sortit la première, suivie par les autres tandis que Robb abaissait le train d’atterrissage pour stabiliser le vaisseau. Mais il garda les moteurs allumés.
— Tous à bord ! beugla Tasia, qui voyait déjà des gens courir vers le vaisseau. Il n’y aura pas d’autre navire en partance de Llaro, et les bestioles sont sur nos talons ! Alors, on expédie l’embarquement !
— Ça signifie que tout le monde court ! cria Steinman.
Tasia et lui se pressèrent à la rencontre des silhouettes qui avançaient tant bien que mal. Certaines portaient des paquets, d’autres couraient aussi vite qu’elles le pouvaient. Au milieu du groupe, le maire Ruis criait des encouragements et poussait tout le monde vers l’Osquivel.
— Où est Davlin ? s’enquit-il. Il devrait être en train de nous aider.
— Désolée, répondit Tasia.
Le visage de Ruis s’affaissa, et il secoua une tête incrédule. Elle ajouta, se sentant obligée d’expliquer :
— Il nous a fait gagner le temps nécessaire pour qu’on s’échappe. Il nous a promis qu’il trouverait un moyen de partir de Llaro.
Ruis sembla se raccrocher à ce mince espoir.
— Bon, eh bien, qui suis-je pour douter de lui ? Il se débrouille toujours pour refaire surface.
Malgré son bras manquant, UR gardait les enfants sous son aile. À force de cajoleries, le comper Institutrice les faisait avancer aussi vite qu’ils le pouvaient. Plusieurs d’entre eux pleuraient, mais tous vivaient dans la peur depuis longtemps. Orli prit deux des plus jeunes par la main et les pressa de grimper la rampe.
— Il n’y a pas de sièges réservés, dit Nikko à côté de son père. En fait, il n’y a pas assez de sièges tout court. Entassez-vous à l’intérieur, on arrangera ça une fois qu’on aura décollé.
Tandis que les dix dernières personnes se bousculaient à l’écoutille, DD scruta le ciel.
— Tasia Tamblyn, des Klikiss approchent. Beaucoup. Ils doivent nous avoir suivis.
— Je ne pensais pas les avoir distancés pour longtemps, de toute manière.
Elle cria aux traînards :
— Remuez-vous ! Encore quinze secondes, et je boucle l’écoutille. Quiconque ne sera pas monté sera abandonné. Plongez la tête la première s’il le faut.
Paniqués, les retardataires laissèrent tomber leurs sacs et se propulsèrent en avant pour entrer. Ils y parvinrent tous, même si Tasia dut écarter deux d’entre eux à coups de coude pour verrouiller l’écoutille.
De retour dans le cockpit, Robb manœuvra les moteurs en douceur, vérifia les jauges, régla les commandes. Tasia traversa le pont pour le rejoindre, assourdie par le vacarme des passagers effrayés. Robb lui jeta un regard inquiet.
— Si on bousille quelque chose, on sera coincés ici pour toujours. Et on n’a jamais eu le temps d’effectuer un vol d’essai, pas même une vérification complète des moteurs.
Sur les écrans du tableau de bord, Tasia régla les capteurs afin de scanner le ciel. Des points clignotants apparurent en approche concentrique.
— C’est sûr, Robb, grommela-t-elle, prends ton temps : cinq secondes, dix… tout ce que tu veux.
Sans plus attendre, Nikko écrasa le bouton de mise à feu des fusées de décollage vertical. L’Osquivel quitta le sol en trépidant, et s’éleva à l’instant où les appareils klikiss fondaient sur eux tel un essaim d’abeilles. Trois guerriers ailés s’écrasèrent contre la coque, éraflant l’écoutille et les hublots, mais ils chutèrent vers le sol qui s’éloignait.
Plus haut, d’autres vaisseaux ennemis s’approchaient de toutes les directions. Robb et Nikko se démenèrent ensemble sur les commandes de pilotage afin d’orienter l’Osquivel à la verticale.
— Attachez-vous ! cria Tasia en s’installant à grand-peine à la console d’armement.
Elle sélectionna la visée aléatoire : tout ce que les faisceaux toucheraient serait une cible, de toute façon. Sur les écrans, quatre machines virevoltantes disparurent dans de petites explosions.
— Voyons voir combien de G nous pouvons encaisser, lança Robb.
Dans le compartiment arrière, Orli et Steinman s’accrochèrent à leur banquette. DD et UR parvinrent à maintenir leur équilibre, comme si leurs pieds étaient rivés au pont.
Au-dessus, les scanners montrèrent un groupe d’appareils klikiss emboîtables en train de descendre d’orbite.
— Un problème en perspective, dit Tasia.
— Alors, commence à tirer !
Une rafale de tirs lui permit de pratiquer une trouée dans la formation ennemie. Des débris enflammés strièrent l’air autour d’eux. L’Osquivel poursuivit son ascension. Après leur sortie de l’atmosphère, ils passèrent au travers des vaisseaux amassés, éparpillant les uns, distançant les autres.
Avec un soupir de soulagement, Tasia poussa Robb du coude afin de prendre les commandes de pilotage.
— C’est moi qui conduis.
Mais elle ne recouvra une respiration normale qu’après avoir engagé la propulsion interstellaire et laissé Llaro loin derrière.