21
Tasia Tamblyn
Tasia n’était jamais allée sur Theroc, même si elle en avait beaucoup entendu parler. La planète forestière était aussi importante pour les Theroniens que Rendez-Vous l’avait été pour les Vagabonds. D’après ses oncles, elle abritait le gouvernement d’une confédération qui regroupait différents peuples. Toutefois, alors qu’ils arrivaient en orbite, Conrad Brindle reçut une réception plutôt froide :
« Vaisseau des FTD, êtes-vous armé ?
— Nous disposons d’une batterie défensive standard, comme tous les vaisseaux de ce modèle… et elle nous a bien servi, lors de la récente bataille contre les hydreux.
— En fait, ajouta Tasia en se penchant par-dessus l’épaule du lieutenant, vos vaisseaux-arbres nous ont aidé à nous échapper de Qronha 3. Nous sommes venus rendre compte au roi Peter. Si l’on a bien saisi, c’est ici que se trouve le siège du gouvernement ? »
Après un long silence, son correspondant répondit :
« D’accord, autorisation d’atterrir. Mais vous êtes avertis que nous réagirons à tout acte hostile. »
Lorsque leur vaisseau de transport se fut posé dans une clairière manifestement très utilisée, Tasia repéra quatre petits vaisseaux vagabonds, entourés de gens en tenue clanique. Elle dévala la rampe d’accès, un grand sourire aux lèvres, espérant reconnaître des visages après tout ce temps.
— Vous autres Terreux avez un sacré culot de vous pointer, après tout ce que vous nous avez fait, dit l’un des Vagabonds après avoir toisé les trois arrivants.
Tasia et Robb portaient des uniformes trop grands ou trop larges : les seuls vêtements que Conrad leur avait trouvés à bord de son vaisseau. La jeune femme se planta devant le marchand revêche et répliqua du tac au tac :
— Et on dit que les Vagabonds ont oublié l’hospitalité la plus élémentaire… Je suis Tasia Tamblyn, du clan Tamblyn. J’ai combattu les hydreux pendant des années, avant d’être détenue dans les profondeurs d’une géante gazeuse. J’ai été libérée récemment, c’est pourquoi j’ai pris un peu de retard sur les événements.
Le marchand ne savait comment répondre.
— Tamblyn, vous dites ? bredouilla-t-il. De Plumas ? Vous êtes la petite-fille de Bram ? Ah, alors vous êtes venue rejoindre les rangs du roi Peter ? De nos jours, personne ne sait plus à quel saint se vouer.
Robb fronça les sourcils.
— Rejoindre le roi Peter ? Et quand aurions-nous changé de camp ?
— Et qu’en est-il des FTD ? J’ai un rapport à faire au général Lanyan, intervint Conrad, à l’évidence troublé. J’ai aperçu un grand nombre de vaisseaux marchands au-dessus de votre nouvelle capitale, mais aucune défense.
Les Vagabonds le regardèrent d’un air sceptique, et l’un d’eux émit un son grossier.
Les visiteurs levèrent les yeux pour contempler l’arbre colossal dans les branches duquel était suspendu le récif de fongus. Des alvéoles avaient été percés dans les excroissances irrégulières pour créer une métropole aérienne, avec des centaines de salles et de balcons. Des monte-charge animés par des câbles couraient sur des rails installés par les Vagabonds.
Enfin, un prêtre Vert à la carrure imposante arriva. Il se nommait Solimar et les guida à travers la ville végétale. Tasia rajusta son uniforme afin de se rendre aussi présentable que possible, puis balaya une feuille morte sur l’épaule de Robb.
— Je ne vois pas d’uniformes dans les parages, fit remarquer Conrad, le front creusé de profondes rides. Nous ne pouvons pas être les seuls soldats des Forces Terriennes sur cette planète !
— C’est le cas pour le moment, dit Solimar tandis que leur plate-forme s’immobilisait. Peut-être d’autres viendront-ils.
Ils pénétrèrent dans une grande salle décorée par des tapisseries et des toiles de filins multicolores. Le couple royal accueillit ses invités. Le roi et la reine arboraient des couronnes composées d’ailes et de carapaces de coléoptères, ainsi que des vêtements qui rappelaient ceux qu’ils portaient sur Terre.
Conrad s’avança et salua, à la suite de Robb et de Tasia. En tant qu’officier le plus gradé, cette dernière parla en leur nom :
— Majestés, nous nous présentons devant vous. Nous devons livrer notre rapport à un officier de commandement. Pouvons-nous parler au général Lanyan ou à son représentant ?
Elle surprit le bref regard entre Peter et Estarra.
— Je suis votre commandant en chef, répondit Peter. Vous pouvez me faire votre rapport.
— Et nous vous en remercions, dit Estarra. Voudriez-vous renouveler votre serment de loyauté ?
Sa question troubla Conrad.
— Pourquoi le devrions-nous ? Quand ma loyauté a-t-elle été remise en question ?
— Les circonstances ont changé, lieutenant.
— Alors… où est le président Wenceslas ? demanda Robb.
La voix de Peter se refroidit :
— Basil Wenceslas ne fait plus partie du gouvernement légitime.
— Il a monté un coup d’État, expliqua Estarra. Nous avons réussi à nous enfuir jusqu’ici. Aujourd’hui, la Confédération représente bien plus que la Hanse. Elle comprend l’ensemble de l’humanité.
Personne ne parla pendant plusieurs secondes, tandis que les trois officiers des FTD assimilaient cette nouvelle inattendue. Puis Conrad demanda :
— Mais, et la flotte terrienne ? et le général Lanyan ?
— Ou bien les membres des Forces Terriennes de Défense ont été complices du coup d’État, ou bien ils n’ont pas su réagir lorsqu’ils ont été informés de cet acte illégal.
— Rappelez-vous les paroles de votre serment, dit Estarra : votre loyauté va au roi.
Au cours des heures qui suivirent, le visage de Conrad resta de marbre. Tasia avait l’impression que la planète avait basculé sur son axe… mais elle n’avait jamais considéré la Grosse Dinde comme un modèle de perfection. Peut-être ce changement s’avérerait-il salutaire.
Après dîner, Tasia se délecta à discuter avec de nombreux Vagabonds. Pendant qu’ils échangeaient histoires et souvenirs, elle essaya de se convaincre que tout était redevenu normal. Robb la suivait volontiers partout où elle allait. En revanche, l’angoisse de son père ne cessait d’augmenter. On leur indiqua des quartiers temporaires. Tasia se languissait de pouvoir dormir dans un lit spacieux.
Dès qu’ils eurent un moment d’intimité, Conrad annonça qu’ils devaient tous partir.
— Il faut filer d’ici avant qu’ils saisissent mon vaisseau et nous placent en détention.
— Merdre, de quoi parlez-vous ?
— Mais pourquoi, papa ? Nous sommes auprès du roi. Nous avons fait ce que le devoir nous imposait.
— Je ne suis pas satisfait de leurs explications. (Conrad jeta un coup d’œil furtif autour de lui, comme si on pouvait les surprendre.) Je veux entendre la version du général Lanyan. Je sais lire entre les lignes, comme tout un chacun. Et je parie que sur Terre, on raconte une tout autre histoire.
— En quoi ces explications te choquent-elles ? demanda Robb, avec une confusion non feinte.
— Il n’y a pas d’autres soldats des Forces Terriennes ici. Ce seul fait en dit long. Regarde un peu cette racaille : une bande de Theroniens, de colons indépendants et de Vagabonds ! Ça ne peut être la Hanse.
— Oh, seulement une bande de Theroniens et de Vagabonds ? dit Tasia en s’empourprant. Comme mon frère Jess, qui nous a tous sauvés ? Comme les gens qui ont envoyé des vaisseaux-arbres verdanis combattre les hydreux ? Vous avez entendu mes oncles. Ceci est le nouveau gouvernement.
Robb prit une longue inspiration et réfléchit un long moment.
— Tu sais d’expérience que la réalité ne correspond pas à ce qu’en rapportent les communiqués de presse hanséatiques. Je ne pense pas qu’on ait eu droit à toute la vérité.
— Et vous savez déjà ce qu’il en est des actes des FTD à l’encontre des Vagabonds, ajouta Tasia.
Conrad s’entêtait cependant.
— Les accusations de Peter sont grotesques. En ce qui me concerne, si le général Lanyan refuse de suivre les ordres royaux, c’est qu’il y a peut-être quelque chose de mauvais dans ces ordres. Peut-être que c’est Peter le rebelle, et que lui et une bande d’insurgés refusent de suivre les ordres de la Hanse. (Il les toisa d’un air sévère.) Vous êtes tous deux des officiers des Forces Terriennes de Défense. Vous connaissez le sens de la hiérarchie. Le retour sur Terre est la seule décision possible.
— Merdre, jamais de la vie ! Je me suis engagée afin de combattre les hydreux. Au lieu de ça, je me suis retrouvée à persécuter mon peuple. (Elle extirpa un canif de sa ceinture, et entreprit de couper les insignes sur ses épaules.) Je fais partie des Vagabonds, un point c’est tout. Si cela me met du mauvais côté de la barrière qu’ont dressée les FTD, le temps est peut-être venu pour moi de démissionner.
Conrad lui lança un regard noir.
— Cela fait de vous un déserteur, commandant.
— Je suis votre supérieur, lieutenant. Je devrais vous ordonner de vous rallier au roi.
L’autre baissa les yeux sur elle.
— En découpant vos insignes, vous venez de perdre le droit de m’ordonner quoi que ce soit, m’dame.
— Vous êtes devenus dingues, tous les deux ? s’écria Robb d’une voix bouleversée. Qu’est-ce que vous faites ?
Les efforts de Tasia pour contenir sa colère la faisaient trembler.
— Je ne dois plus rien aux FTD, Robb. Je sais ce que les Terreux ont fait à Rendez-Vous, le siège de notre gouvernement. Si les Vagabonds disent que Theroc est l’endroit où je dois me trouver, et si le roi le dit également, alors je reste ici.
Conrad secoua la tête avec tristesse, comme s’il faisait une croix sur elle.
— Il est évident que je ne vous ferai pas changer d’avis, madame. Allons-y, Robb. Ta mère sera heureuse de te revoir.
Robb semblait déchiré entre les deux.
— J’ai été capturé par les hydreux il y a des années. En tout état de cause, je devrais être mort, mais les Vagabonds et les wentals, sans oublier les vaisseaux-arbres theroniens, m’ont secouru. (Il attrapa la main de Tasia, au grand embarras de cette dernière.) J’appartiens à Tasia davantage qu’à l’uniforme.
Le visage de Conrad se brouilla.
— Pas toi aussi ! Ta mère et moi te croyions disparu depuis longtemps, et nous venons à peine de te retrouver. Ne fais pas cela, je t’en prie.
— Je dois faire ce qui est bien. Et toi aussi, papa. Pourquoi ne pas rester un moment, histoire de te renseigner avant de prendre une décision ? Nous enverrons un message à maman.
Le visage de son père n’était plus qu’un masque d’angoisse.
— Je vois que… tu n’es plus le même. Je prends le vaisseau et je retourne sur Terre. C’est ta dernière chance de changer d’avis.
— Pourquoi le roi Peter vous laisserait-il partir comme ça ? demanda Tasia.
— Je voudrais le voir essayer de m’arrêter.
Et, les épaules voûtées sous le poids de la déception, il partit avec raideur vers son vaisseau.
— Attends ! cria Robb, lâchant presque la main de Tasia.
Elle le laissa prendre sa décision, mais pria afin qu’il opte pour la bonne. Lorsque Conrad refusa de se retourner, il recula et pressa les doigts de Tasia.
— C’est comme si tu avais vu ton Guide Lumineux, dit-elle.
— Quoi que cela veuille dire, acheva-t-il, envahi par la tristesse.
Ensemble, ils regardèrent Conrad Brindle embarquer, puis allumer les propulseurs de son vaisseau. Il s’éleva au-dessus des arbremondes, avant de disparaître dans les cieux.