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Sullivan Gold
— Tu as pris ton temps pour arriver ! dit Lydia.
— Moi aussi, je t’aime, répondit Sullivan, qui ne pouvait s’empêcher d’arborer un large sourire. (Il l’embrassa sur la joue.) Tu m’as beaucoup manqué.
— Bien sûr… As-tu la moindre idée du nombre de fois où j’ai songé à renoncer à te revoir et à me remarier ?
Il pressa le corps décharné de sa femme contre lui.
— Je n’y crois pas une seconde.
— Comme tu es mignon.
Ils se tenaient tous deux en bordure du terrain d’atterrissage, au milieu d’un ballet d’inspecteurs et de marchands. Le capitaine Roberts avait remis Sullivan à sa famille avant de prendre congé en hâte. L’éventualité que des journalistes puissent filmer son retour au pays l’effrayait. Il semblait détester les caméras.
Des appareils venaient d’atterrir sur des zones hautement sécurisées, d’où des véhicules de surface emportaient les cargaisons jusqu’à des plates-formes de distribution. L’air sentait le carburant brûlé, les vapeurs d’essence, les liquides de nettoyage et le pavage surchauffé : rien à voir avec Mijistra, mais il n’en avait cure. Ces odeurs familières suscitèrent en lui une bouffée de nostalgie qui lui fit monter les larmes aux yeux. Il les essuya d’un geste vif.
Un bruit de fond assourdissant régnait sur l’astroport : le trafic aérien, les machines de chargement, les annonces beuglées par haut-parleurs, les gens qui criaient… La famille de Sullivan se pressait autour de lui. Fils et filles, petits-enfants tout excités qui réclamaient son attention et le bombardaient de questions, impatients d’écouter les histoires qu’il avait à raconter. Il ne parvenait pas à entendre une phrase cohérente dans ce vacarme.
Après avoir reçu son appel, Lydia avait passé des coups de fil à ses enfants et petits-enfants et avait formé un convoi. Cette foule en liesse venue l’accueillir rendait Sullivan quasiment muet d’émerveillement. Il était littéralement assailli de baisers de bienvenue, de tapes dans le dos, d’enfants qui lui tiraient les manches. Il laissa sa joie éclater en regardant cette mer de visages souriants, même s’il était gêné de constater qu’il n’en reconnaissait pas un certain nombre.
— Bon, la famille s’est agrandie jusqu’à quelle taille, depuis mon départ ?
— Jusqu’à la bonne taille, répondit Lydia.
Tout le monde semblait si différent ! Cela faisait-il seulement un an qu’il était parti ? Entre-temps, beaucoup d’événements étaient survenus sur Terre. Était-ce Victor ? et là, Patrice ? Comment leur coupe de cheveux pouvait-elle avoir changé à ce point ? Il y avait de nouveaux petits amis et petites amies, deux mariages brisés, trois grossesses, et un douloureux décès : non pas à cause de la guerre des hydrogues, mais au cours d’une stupide panne de transport en commun. Trois de ses petits-fils avaient « fait leur devoir » en s’enrôlant dans les Forces Terriennes de Défense, séduits par la campagne de recrutement agressive. Sullivan n’était pas sûr de ses sentiments à ce propos. Il ne parvenait pas à les imaginer assez âgés pour une telle chose.
— C’est si bon de se retrouver chez soi. (Il embrassa sa femme sur la tempe ; il jouissait du simple fait de se tenir là, entouré des siens.) Tu n’as pas changé d’un iota. Tu n’as pas vieilli d’un jour.
— C’est parce que je me suis fossilisée bien avant ton départ.
— Je t’ai écrit vingt-cinq lettres, mais le Mage Imperator ne nous a pas laissés les envoyer. Et tu n’as pas eu celle que le prêtre Vert a transmise.
— Pratique, comme excuse.
Ses taquineries lui tirèrent une moue.
— Un peu de sympathie, s’il te plaît ! Tu n’imagines pas les épreuves que j’ai dû surmonter : les hydrogues ont détruit mon moissonneur d’ekti sous mes pieds, et les Ildirans nous ont maintenus en captivité parce que nous avions vu quelque chose que nous n’aurions pas dû.
— Quoi donc ? Trop d’Ildiranes toutes nues, je parie.
Ils étaient mariés depuis si longtemps que les piques de Lydia s’apparentaient plus à des marques d’affection qu’à de véritables critiques.
— Eh bien, chérie, je n’aurais pas tenté l’aventure sans cette réunion de famille où nous avons décidé que cela en valait la peine. Le paiement promis par la Hanse…
Il fut interrompu par un grognement de colère de Lydia, et l’inquiétude le prit.
— Le paiement ? répéta-t-elle. Ils ont changé les règles sitôt qu’on a eu rempli le formulaire de ton assurance décès.
— Tu as rempli le formulaire de mon assurance décès ?
— Eh bien, ils affirmaient que ton moissonneur d’ekti était détruit. Nous n’avons pas obtenu le moindre crédit, de sorte qu’ici ça n’a pas été une partie de plaisir non plus.
Il cligna des yeux, les jambes molles.
— Tu as rempli le formulaire de mon assurance décès ? Vraiment ?
— Ta plate-forme était détruite, et tu avais disparu. Qu’est-ce que j’étais censée croire : que tu avais appris à voler ?
— Je suppose que je ne peux pas contester ça.
Il avait hâte à présent de s’éloigner du vacarme du terrain d’atterrissage, c’est pourquoi il dirigea la petite troupe vers la voie piétonnière.
Jessica, l’une de ses petites-filles, le tira par la manche.
— Tu es riche, maintenant ? Grand-mère m’a dit que tu rapportais un coffre au trésor.
— Eh bien, je suis revenu avec quelques objets de valeur ildirans.
Il arborait un large sourire, mais l’expression de Lydia s’assombrit.
— Mieux vaut les cacher avant que la Hanse les confisque. Le montant des taxes d’importation s’élève à cinquante pour cent ou quelque chose comme ça.
S’efforçant de paraître optimiste, il répondit :
— Au moins ai-je la gratitude éternelle du Mage Imperator… Pour ce qu’elle vaut.
Les yeux de sa femme s’emplirent d’aigreur.
— Bien. Il faudra peut-être tous émigrer là-bas, si ça continue comme ça. Tu ne croiras jamais ce que le président…
— Silence, maman, intervint Jérôme, leur fils aîné.
Il jeta un coup d’œil inquiet alentour, comme si elle avait dit quelque chose de dangereux, comme si des micros-espions écoutaient chacun de leurs mots.
Sullivan eut un mouvement de recul.
— Que se passe-t-il ?
— Rien, rien ! dit rapidement Jérôme en tapotant le bras de sa mère. Tu la connais : s’il n’y a rien au sujet de quoi se plaindre, c’est une sombre journée pour elle. Peut-être irons-nous tous en vacances sur Ildira. Un jour.
Sullivan força Lydia à le regarder.
— Que se passe-t-il ici ? J’ai été coupé de tout. J’ai parlé à des Vagabonds et à d’anciens marchands de la Hanse, et aucun d’eux ne dit du bien du président Wenceslas. Est-il vrai qu’il a envoyé une flotte conquérir Theroc et s’emparer du roi et de la reine ? A-t-il réellement investi Rhejak ?
— Voici ce que je me contenterai de dire, Sullivan : tu as été sage de ne pas provoquer de raffut lors de ton retour. Pas d’interviews, pas d’annonce. Mieux vaut ne pas attirer l’attention sur toi. Je doute que le président apprécierait. Et il est bon que tu nous aies ménagé une porte de sortie, au cas où la Terre ne serait plus à l’avenir un endroit acceptable pour élever une famille… Tu aurais peut-être mieux fait de rester sur Ildira.