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Jora’h le Mage Imperator
Jora’h saluait les représentants de divers kiths lorsque ses yeux tombèrent sur Daro’h. Sur son visage, il lut l’intelligence et la sensibilité. Au lieu d’enchaîner les accouplements avec des partenaires choisies toute la journée, comme les Premiers Attitrés le faisaient d’ordinaire, il assistait son père et Nira dans la salle d’audience de la hautesphère.
La mort prématurée du père de Jora’h avait obligé celui-ci à s’élever sans avoir été convenablement préparé, c’était pourquoi il ne ferait pas la même erreur avec Daro’h. Un Premier Attitré ne devait jamais oublier qu’un jour il lui faudrait diriger l’Empire. Aujourd’hui, les brûlures sur le visage de son fils avaient presque totalement guéri, mais les cicatrices rouge vif subsisteraient longtemps. La crainte des faeros demeurait vive en lui, et Jora’h ne pouvait lui reprocher de l’éprouver. Bien avant que l’adar Zan’nh soit parti en mission humanitaire, il avait perçu un arpège d’angoisse vibrer à travers l’Empire, comme si l’on pinçait les cordes trop tendues d’un instrument. Il y avait également un vide, un silence troublant dans le thisme. Ses éclaireurs n’étaient pas revenus de l’Agglomérat d’Horizon. Il n’avait pas reçu non plus de compte-rendu du tal O’nh au sujet de sa tournée dans les anciens mondes rebelles, ni de l’équipe scientifique sur Hyrillka. Personne n’était rentré faire son rapport.
Jora’h remplissait ses obligations depuis deux heures lorsqu’il vit que le cortège des pèlerins venus le contempler n’en finissait pas. Il lança un signal discret à Yazra’h. Flanquée de ses trois chatisix, la garde du corps s’avança au pied de l’estrade et frappa bruyamment de l’extrémité de sa lance de cristal le sol en pierre polie.
— Le Mage Imperator réclame une suspension d’audience, et un peu d’intimité. Souhaitez-vous que moi aussi je vous laisse, Seigneur ?
Jora’h secoua la tête, tandis que les pèlerins se mettaient en devoir de partir.
— Vous m’êtes tous d’un précieux conseil.
Il serra la main de Nira à ses côtés. La présence peu orthodoxe de la prêtresse Verte emplissait les Ildirans de trouble, ou du moins de perplexité, de sorte qu’elle ne s’exprimait presque pas lorsqu’il tenait audience. Elle restait là, lui offrant son soutien silencieux.
Daro’h s’assit sur l’estrade à côté du chrysalit.
— Que désirez-vous, Seigneur ?
— Je devrais te poser la même question, mon fils. Il est clair que tu es tourmenté.
— Je crains pour Dobro. Avons-nous reçu des nouvelles des colons là-bas ? Sont-ils sains et saufs ? Ils ont enduré tant de choses, humains comme Ildirans, et voilà qu’à présent ils n’ont plus de chef. Peuvent-ils se gouverner eux-mêmes ?
— Si on leur en laisse l’occasion, fit remarquer Nira, peut-être un peu trop sèchement. Peut-être est-ce ce dont ils ont besoin.
— Tu as à présent de plus hautes responsabilités, déclara Jora’h. Il faut que tu te préoccupes du peuple ildiran tout entier, et pas seulement de celui de Dobro.
Daro’h était l’opposé de Thor’h, qui s’était révélé sans cœur et égocentrique. En tant que deuxième fils du kith des nobles, il avait suivi les traces de l’Attitré Udru’h. Il pensait alors qu’il n’aurait comme responsabilité que le sort de la scission de Dobro, et n’avait jamais supposé qu’il deviendrait Premier Attitré.
— Je comprends, Seigneur. Pourtant… Que peut-on faire au sujet des faeros ?
— J’ignore ce qu’il est advenu de mon frère Rusa’h. Je ne sais même pas comment il est parvenu à rester en vie. En s’engouffrant dans le soleil, il croyait plonger directement dans la Source de Clarté, et non provoquer de nouveaux désastres.
— Les faeros l’ont transformé, dit Daro’h. Je l’ai vu.
Jora’h opina.
— Sa maladie mentale et son thisme déficient ont dû l’ouvrir à eux. Si bizarre que cela puisse paraître, cela ne me surprend pas. J’ai appris récemment que par le passé, des Ildirans ont été unis à des faeros.
Les recherches menées par le remémorant Vao’sh et son homologue humain jetaient une lumière nouvelle sur les problèmes actuels de l’Empire. Malgré sa crainte d’apprendre d’autres vérités dérangeantes, Jora’h jugeait ce savoir inestimable. Si seulement cela pouvait lui servir…
Ils avaient ainsi révélé une partie de ce qui s’était réellement produit au cours de la guerre contre les Shana Rei, ces créatures qui absorbaient la lumière et menaient les Ildirans à la folie. Leur légende mettait en valeur des héros guidés par le courage et le sacrifice. Une lecture attentive avait conduit certains remémorants à suggérer que les Shana Rei étaient une simple fiction destinée à remplir les trous laissés par l’occultation de la première guerre contre les hydrogues. Mais cela même était une nouvelle couche de mensonges. En poussant plus loin ses investigations, Vao’sh avait découvert que les Shana Rei avaient bel et bien existé. Et que les faeros avaient aidé les Ildirans à les vaincre.
Pour la première fois, Jora’h divulgua l’histoire que Vao’sh et Anton Colicos avaient trouvée dans les apocryphes restés longtemps secrets.
— Jadis, des Ildirans ont découvert le moyen de nouer un lien avec les faeros, un peu comme celui qui relie les prêtres Verts à la forêt-monde. Quand il est apparu que les Shana Rei allaient vouer l’espèce ildirane à l’extinction, un ancien Mage Imperator nommé Xiba’h a sollicité l’aide des faeros. Il était persuadé que seules les entités ignées pourraient chasser ces créatures des ténèbres. Cependant, il a été incapable de les convaincre de venir à lui, ou même de lui parler. Alors, il a préparé son Premier Attitré, et fait un effroyable sacrifice pour attirer l’attention des faeros.
— Quel sacrifice ? demanda Daro’h.
— Il s’est immolé par le feu. Le Mage Imperator s’est brûlé vif au beau milieu de Mijistra. Le brasier a été terrible. Le supplice des flammes qui le consumaient, répercuté à travers le thisme, a attiré les faeros. Les créatures sont finalement venues, et ont accepté d’offrir leur aide. Leurs bolides de feu se sont abattus sur les créatures des ténèbres.
— Quelle terrible histoire, s’exclama Nira.
— Une histoire vraie, pourtant.
Daro’h posa une question à laquelle le Mage Imperator n’avait pas réfléchi :
— Est-ce pour cela que les faeros se sont retournés contre nous ? Quand Rusa’h a plongé dans le soleil, leur a-t-il offert un plus grand sacrifice ? Sont-ils allés à lui plutôt qu’à vous ?
— J’espère que tu as tort, mais j’ai appris à ne pas sous-estimer Rusa’h.