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Tasia Tamblyn
Munis des ordres de Peter ainsi que de sa bénédiction, Tasia et Robb furent convoyés sur Osquivel par Denn Peroni en personne.
— Mon père serait fier que j’aie atteint une place si élevée dans l’armée, dit Robb, … si ce n’était pas dans la mauvaise armée.
— Il changera d’avis lorsqu’il verra ce qui se passe sur Terre, répondit Tasia.
— Mon père ? Il a servi dans les FTD toute sa vie.
Leur premier aperçu de la géante gazeuse les replongea chacun dans ses mauvais souvenirs. Dans ces nuages, là-dessous, Robb avait été capturé par les hydrogues. Tasia y avait envoyé son fidèle comper EA afin d’avertir les chantiers spationavals de Del Kellum de l’arrivée imminente de la flotte terrienne. Et elle avait livré bataille aux hydrogues ici même. À présent que les Vagabonds étaient sortis de leur retraite, les anneaux d’Osquivel étaient parsemés d’entrepôts et de hauts-fourneaux orbitaux.
— On dirait qu’il y a un sacré boulot à accomplir ici, Brindle, dit Tasia. Instruire les gens, armer les vaisseaux… créer une flotte opérationnelle avant que la Hanse s’en prenne à Theroc.
Denn lança un sourire au couple, alors qu’il amarrait le Persévérance Obstinée à l’astéroïde administratif central.
— Je vous fournirai ce dont vous aurez besoin. Adressez-vous à qui bon vous semble, réquisitionnez les matériaux nécessaires. Vous disposerez même de Kotto Okiah. Il est là, prêt à vous aider.
Robb contempla le chaos d’installations industrielles flottant autour des anneaux, les charpentes métalliques, les creusets rougeoyants, les résidus de fabrication qui scintillaient.
— Comment diable allons-nous assembler tout cela ?
— Merdre, rien de plus simple : ici, on n’a pas toute la bureaucratie des Terreux sur le dos.
On octroya à Tasia et Robb un logement provisoire.
— Une chambre, avait-elle précisé. On partage. Merci.
Fraîchement débarqués du vaisseau marchand, ils s’installèrent dans l’appartement exigu creusé dans un petit rocher flottant.
À présent qu’ils se trouvaient seuls, il leur faudrait s’accommoder l’un de l’autre, ce qui ne serait sans doute pas une mince affaire. Après un vague coup d’œil par l’unique hublot de leur appartement, Tasia dit :
— Te voilà coincé avec moi, Brindle. Pas de regrets ?
Au cours de leur captivité, la survie avait été leur seule préoccupation. Après avoir été secourus, ils avaient appris la création de la Confédération, s’étaient accrochés avec le père de Robb, et avaient changé d’allégeance. Aujourd’hui, enfin, ils avaient le temps de respirer, et de prendre du recul sur leurs actes. Malgré ce qu’ils avaient imaginé, la situation n’avait plus rien à voir avec celle d’avant guerre.
Il répondit avec honnêteté :
— Bien sûr que j’ai des regrets. C’est à peine si je sais où je suis aujourd’hui, et où je serai demain.
— Dans ce cas, tu penses comme un vrai Vagabond. Peut-être veux-tu retourner sur Terre et te rabibocher avec tes parents ?
— Et te quitter ?
— Eh bien, ne t’attends pas à ce que moi, je regagne la Hanse !
— Alors, je reste ici. Pour le Guide Lumineux et tout ça…
Elle l’embrassa.
— Tu es mignon, Brindle.
— C’est ce que ne cessent de me dire mes supérieurs.
Elle le frappa d’un geste taquin.
— Bon, allons voir si nos ouvriers savent ce qu’ils fabriquent.
Tôt ou tard, quelqu’un concevrait un logo pour la milice de la Confédération, et Tasia le broderait sur sa tenue, et sur celle de Robb. Mais pour l’instant, leur autorité était informelle. Elle se sentait heureuse d’avoir retrouvé les Vagabonds. Même si elle ne connaissait pas personnellement les membres de ces clans, tant cela remontait à de nombreuses années, leurs rubans et leurs multiples poches brodées lui rappelaient son enfance, lorsqu’elle accompagnait Ross ou Jess sur Rendez-Vous. Aujourd’hui, elle dirigeait une équipe vagabonde, afin de transformer tous les vaisseaux disponibles en bâtiments de défense.
Un module de transport les mena jusqu’à la station principale. Dans le mess, ils se joignirent à des ouvriers de retour du travail. Robb jaugea tout ce remue-ménage et ces voix graves, tâchant d’identifier les uniformes, les marques claniques des individus qui allaient retrouver des amis aux différentes tables. À ses yeux, la culture vagabonde était un tohu-bohu comparée à la froide efficacité de ses parents.
— Comment arrivent-ils à terminer la moindre tâche au milieu de ce désordre ?
— La pratique, je suppose. Tout le monde veut gagner de l’argent, survivre et prospérer. De sorte que ceux qui sont incapables de se discipliner s’éliminent d’eux-mêmes. Ça fonctionne on ne sait trop comment… un peu comme toi et moi.
Ils découvrirent Kotto Okiah à une table, inconscient du vacarme ambiant. L’excentrique ingénieur examinait un écran, tout en picorant distraitement de la nourriture ; de temps à autre, il renversait des miettes qu’il balayait de côté. Bien qu’il n’ait pas de statut officiel, il revoyait les plans des vaisseaux et des autres équipements dès qu’il décelait un défaut. On aurait dit un enfant dans un magasin de jouets. Il proposait des idées brutes, testait de nouvelles méthodes. Les Vagabonds avaient foi en lui, et aucun ne se souciait de l’étrangeté de ses schémas.
Tasia s’approcha de lui :
— As-tu entendu parler de la tâche qu’on a pour toi, Kotto ?
— Denn m’a envoyé un message, mais je ne l’ai pas encore lu, répondit-il, sans avoir l’air gêné du fait qu’on épiait son travail par-dessus son épaule.
Il leva les yeux de son écran, mais ne sembla les reconnaître ni l’un ni l’autre. Puis son visage s’éclaira.
— A-t-on fait revenir l’épave hydrogue de Theroc ? J’aimerais bien retravailler dessus…
— Nous avons besoin de toi pour blinder et armer nos vaisseaux vagabonds.
Kotto sursauta, brusquement déconcentré.
— On n’a jamais eu besoin de le faire. Et les hydreux sont vaincus. (Il regarda autour de lui, comme s’il avait raté quelque chose.) N’est-ce pas ?
— Ce ne sont pas les hydrogues qui nous inquiètent, répondit Tasia. Au cas où tu n’aurais pas lu la note, Kotto, le Bras spiral a changé. Des maraudeurs, des pirates, et même les Terreux veulent une part de tout ce que l’on met sur le marché. Nous devons nous défendre.
— Il y avait une note ?
— C’était une manière de parler.
— D’après nous, ajouta Robb, vous êtes l’homme de la situation, celui qui nous permettra de constituer une flotte militaire. Et nous en avons besoin aussi vite qu’il sera humainement possible.
— Comme toujours, marmonna Kotto. (Il afficha le diagramme d’un vaisseau massif ; les sourcils froncés, il commença à entourer des zones, réfléchit, puis en surligna d’autres.) On peut ajouter un blindage ici. Fabriquer des armes conventionnelles pour les installer ici, et là. (Ses yeux se perdirent dans le vague, et il ébaucha un sourire.) Il y a quelques options, en fait. Je vais les appliquer à l’ensemble de mes schémas de construction.